Relation de la bataille d'Eylau par un témoin oculaire

Napoléon apporta un soin particulier à établir la relation officielle de la bataille d'Eylau. Ce seront les différents Bulletins (du 55e au 66e - voir la Correspondance), mais aussi cette Relation ("traduite de l'allemand") dont il fut l'auteur, et que nous vous présentons ci-dessous.


Témoin de la bataille d'Eylau, et ayant été placé de manière à bien  voir tous les moments de cette journée, je satisfait avec empressement à la curiosité qu'elle excite.

L'armée russe avait échappé à Pultusk et Golymin en sacrifiant son artillerie, ses bagages, et en évacuant en toute hâte  plus de 20 lieues de terrain. Après avoir renforcé de 4 divisions, elle avait laissé les trois divisions d'Essen, Muller et Volkonsky sur le Narew, et 7 autres étaient dirigées par Kolno et Vielna, sur Guttstadt, Liebstadt et Osterode, avec le projet de se porter sur Thorn.

L'armée française était rentrée dans ses cantonnements de guerre, ayant 4 corps concentrés autour de Varsovie, un intermédiaire et celui du Prince de Ponte-Corvo sur Osterode.

L'armée russe se porta sur Liebstadt. Ses avant-postes rencontrèrent ceux du poste de Ponte-Corvo qui, prévenu à temps, réuni avec autant d'habileté que de promptitude son corps d'armée à Mohringen, et le 25 janvier culbuta l'avant-garde russe, la mena battant pendant deux lieues sur Liebstadt, lui fit des prisonniers et lui prit du canon.

Mais le 27, les autres divisions russes appuyèrent leur avant-garde, et le Prince de Ponte-Corvo continua son mouvement de retraite.

L'armée française ne bougeait pas encore; tous les autres corps restaient restaient dans la plus profonde sécurité de leurs quartiers. On voulait voir se dessiner davantage les mouvements de l'ennemi, et on craignait, par un prompt mouvement, de lui donner l'éveil sur les dangers où il allait se trouver.

Cependant, les mouvements des russes acquérant tous les jours une nouvelle certitude, leur armée ayant déjà dépassé Osterode et se trouvant sur Loebau, le signal fut donné au quartier général français; en peu d'instants les quartiers furent levés, les troupes réunie et dirigées en masse sur le flanc gauche de l'ennemi, de manière à le tourner. Mais la guerre a des évènements qui peuvent échapper aux calculs. Un adjoint à l'état-major portait au Prince e Ponte-Corvo l'ordre de marche de l'armée française. Le major général lui faisait connaître le projet de l'Empereur et lui ordonnait de battre en retraite jusqu'auprès de Thorn pour attirer davantage l'ennemi. Cet officier fut pris par les Cosaques. Il n'eut pas le temps de déchirer ses dépêches : le général russe connut dès lors tout le danger de sa position, et apprit sur le champ ce qu'il n'aurait su que 48 heures plus tard. Il se trouva le 3 à Allenstein, où il savait que l'armée française devait arriver, rangé en bataille avec toute son armée réunie. Cet évènement inattendu parut inconcevable et on n'en eut l'explication que le lendemain lorsqu'on sut que l'officier qui avait été pris n'avait pu brûler ses dépêches. Il parait que le projet de l'ennemi était là de livrer bataille; mais le beau combat qui mit le pont de Bergfried à la disposition du maréchal Soult, au même moment où tous les magasins de l'ennemi à Guttstadt étaient enlevés par le général Guyot, décida l'ennemi à la retraite; il fut suivi l'épée dans les reins jusqu'à Deppen. La colonne prussienne du général Lestocq, qui n'avait pu encore rejoindre, se trouva coupée. Le 5, le maréchal Ney passa le pont de Deppen, rencontra dette colonne et la défit.

Pendant le même temps, le gros de l'armée française continuait à poursuivre l'ennemi, qui dans ces deux jours de retraite, fit des pertes notables en artillerie, en hommes et en chariots.

Dans la journée du 6, l'ennemi perdit considérablement au combat de Roth, où plusieurs charges de nos cuirassiers détruisirent entièrement l'infanterie de l'arrière-garde ennemie.

Pendant la nuit, l'armée ruse avait évacué Landsberg. Elle fut poursuivie jusque vis-à-vis Eylau. Le grand-duc de berg et le maréchal Soult qui faisaient l'avant-garde de l'armée française arrivèrent à 2 heures après midi et enlevèrent le beau plateau en avant d'Eylau.

Les dispositions faites pour tourner l'arrière garde ennemie ne devaient plus avoir lieu du moment que l'arrière garde avait rejoint le corps d'armée. L'Empereur donna ordre qu'on restât en bataille sur le plateau d'Eylau. Mais la brigade Vivier qui avait été dirigée pou tourner la gauche de l'arrière garde russe, se porta sur le cimetière d'Eylau et se trouva engagée.

Après un combat de nuit asse meurtrier, le cimetière et l'église d'Eylau furent enlevés, la ville prise et les rues jonchées de cadavres ennemis.

Le maréchal Davout avait pris position à une lieue d'Eylau sur la route de Heilsberg; mais instruit la nuit que la ville était prise, il manoeuvra le lendemain pour tourner l'ennemi.

A la pointe du jour, l'armée russe parut en colonne à une demie portée de canon du village, hérissée de pièces d'artillerie et occupant avec 80 milles hommes un espace qu'aurait pu occuper une armée de 20 milles.

Elle commença une effroyable canonnade sur la ville. Cette manoeuvre, toute extraordinaire, parut manifester l'intention de vouloir reprendre le village. L'artillerie des corps des maréchaux Soult et Augereau et celle de la garde prirent position; et 150 bouches à feu françaises portèrent la mort au milieu des masses serrées de l'armée russe.

L'Empereur arrivai à l'église d'Eylau à ce moment où les tirailleurs ennemis voulaient s'en emparer. Les dispositions qu'il ordonna rendirent nulle cette attaque de l'ennemi qui, pour se soustraire à quelque prix que ce fut à l'effroyable mal que lui faisaient les batterie françaises voulut se jeter sur sa droite, pour enlever la ville  par la position du moulin à vent, c'est à dire par note gauche. 40 milles français soutinrent alors le choc de toute l'armée russe. Dans une circonstance aussi critique, le général français fit les dispositions suivantes :

Il ordonna à la division Saint-Hilaire qui était à la droite, de se porter sur l'extrémité gauche de l'ennemi pour réunir ses efforts à ceux du maréchal Davout; et au corps du maréchal Augereau de charger les tirailleurs ennemis qui venaient jusqu'au pied du monticule du cimetière, d'appuyer la gauche du général Saint-Hilaire et de former ainsi une ligne oblique du village à la position du maréchal Davout.

Le commencement de ces mouvements dégagea sur le champ la gauche, mais la tête de colonne du maréchal Augereau, au milieu d'une neige épaisse et d'un brouillard qui survint pendant une demie heure, prit sa direction trop à gauche. A la première éclaircie de la neige, l'Empereur s'apercevant de la direction qu'avaient prises les différents colonnes, eut recourt à de nouveaux moyens. Il ordonna au grand-duc de Berg de se mettre à la tête de toute la cavalerie, au maréchal Bessières de se mettre à la tête de la Garde à cheval et de faire une charge générale.

Elle fut exécutée avec autant d'audace que de talent. L'infanterie russe fut culbutée, la moitié de l'artillerie ennemie enlevée, et les affaires prirent par cette manoeuvre inattendue une autre direction. L'ennemi acculé à des bois fut obligé de se déployer et de s'étendre.

Une colonne de 4 ou 6 mille russes s'était égarée de son coté pendant l'obscurité, avait filé sur le flanc de  la colonne du maréchal Augereau et se présenta devant le cimetière pour enlever le village par le coté. L'Empereur ordonna au général Dorsenne de se porter en avant avec un bataillon de la Garde. Ce bataillon s'avança l'arme au bras, la colonne russe s'arrêta court : ce fut l'effet de la tête de Méduse.

Il est à remarquer que les Grenadiers de la Garde ne voulurent jamais tirer, déclarant qu'ils ne devaient aller qu'à la baïonnette et demandant à avancer.

L'escadron de la Garde qui se trouvait près de l'Empereur charger ensuite cette colonne avec une indicible intrépidité et le duc de Berg, au milieu de la plus forte mêlée du champ de bataille, ayant aperçu la fausse direction de cette colonne déjà poursuivie, détacha le le général de brigade Bruyère avec deux régiments de chasseurs qui la chargèrent en queue. De ces quatre mille hommes, peu se sauvèrent.

Pendant ce temps, le maréchal Davout arrivait à la hauteur du bois vis à vis la ville, battant toujours l'ennemi devant lui. Il enleva le plateau qu'occupait la gauche de l'armée russe et couronna cette position à 3 heures du soir. L'ennemi l'attaqua trois fois, et trois fois l'ennemi fut repoussé. L'armée française appuya la gauche à la ville d'Eylau, et la droite à ces bois et à ce plateau qui avaient été la position de l'ennemi pendant toute la journée, et par là se trouva maîtresse du champ de bataille. Dès lors, la victoire fut décidée. L'ennemi se mit en retraite, et comme si cette journée n'avait pas été assez féconde en évènements, on vit arriver de la gauche la colonne prussienne que poursuivait le maréchal Ney. Elle défila, vivement poursuivie par l'avant-garde de ce maréchal. La têt, composée de bataillons de grenadiers prussiens frais, se porta en toute hâte au soutien de la gauche de l'armée russe; et enfin, à la nuit, l'arrière-garde ennemie, pour donner le temps à ses blessés et à son artillerie de filer, voulut prendre position au village de Schmöditten. Mais il était déjà occupé par le maréchal Ney.

Les six bataillons de grenadiers de la réserve que le général russe avait destinés à soutenir sa retraite, arrivant à ce village pour y prendre position, furent reçus à bout portant par une décharge du 6e d'infanterie légère et du 59e de ligne, qui, immédiatement après, croisèrent la baïonnette et marchèrent à eux : ils furent défaits. Dès lors l'arrière-garde de l'armée russe n'eut plus de corps entiers et sa retraite fut une déroute jusqu'à Königsberg. L'ennemi abandonna sur le champ de bataille une portion de son artillerie avec un grand nombre de ses blessés.

Le duc de Berg, à la pointe du jour, poursuivit l'ennemi six lieues sans trouver même un homme de cavalerie et plaça ses grand gardes à une demie lieue de Königsberg.

Les 9, 10, 11, 12, 13, 14 ,15, 16, 17, 18, les Français restèrent dans la même position. Les nouvelles que l'on eut de l'ennemi étaient qu'il s'était rallié derrière la Pregel et sous les murs de Königsberg. Mais l'affreux dégel qui survint et qui retardait l'arrivée des convois d'artillerie nécessaires pour approvisionner toutes les batteries de l'armée, l'extrême pénurie des vivres, et la nécessité bien sentie de se rapprocher de la Vistule, plutôt que de s'en éloigner davantage, décidèrent le Général français à rentrer dans ses cantonnements et à ne point s'enfoncer pendant une saison aussi âpre dans des Provinces éloignées et dans des pays sans chaussée.

Tel est le récit de la bataille d'Eylau. La moitié de l'armée française n'a point donné. L'autre moitié n'a ressaisi la victoire que par des efforts de courage et des dispositions du moment. L'ennemi a attaqué, a été battu et a échoué dans tous ses projets. Il eut été détruit si l'officier porteur de ses dépêches pour le prince de Ponte-Corvo les eut brûlées; car tout était calculé pour que l'ennemi ne comprit que 48 heures plus tard ce qu'il apprit par ces dépêches. L'armée russe a échappé à sa perte par un de ces évènements que se réserve le hasard pour rappeler aux hommes qu'il est pour quelque chose dans tous les calculs, dans tous les évènements, et que les grands résultats qui détruisent une armée et changent la face d'une campagne, sont sans doute le fruit de l'expérience et du génie, mais qu'ils ont besoin d'être fécondés par lui.

Quelques jours après la bataille, le corps de cavalerie du Prince de Ponte-Corvo et plusieurs divisions de cuirassiers ont rejoint l'armée.

L'ennemi a laissé sur le champ de bataille 7 mille morts, plusieurs milliers de blessés et avoue lui-même en avoir plus de 16.000 à Königsberg. C'est exagérer notre perte que de la porter à 16 ou 18 mille hommes. Il est constant que les blessés ne montent pas même au nombre qu'on croyait d'abord. Il y en a moins de cinq mille.

Depuis le mois de décembre, l'ennemi a perdu 175 pièces de canon, plus de 25 drapeaux et 40.000 hommes. On conçoit facilement les raisons qui ont rendu la perte de l'ennemi si considérable. Outre qu'il a été plusieurs jours en retraite et vivement poursuivi, il a perdu le champ de bataille où il a laissé un grand nombre de ses blessés, dont beaucoup ont péri par l'impossibilité de les soigner. Il faut ajouter à cela que l'ennemi ayant été presque toujours en bataille sur 4 et 5 lignes entremêlées de colonnes serrées, l'artillerie, qui a été l'arme particulièrement en jeu dans cette journée, a été et a dû être plus meurtrière pour lui que pour l'armée française qui, moins nombreuse, était en bataille dans l'ordre mince.

Le lendemain l'armée française eut marché sur Königsberg si les chemins n'étaient devenus impraticables par le changement de la saison. D'ailleurs, le général français n'avait point levé les cantonnements pour prendre l'offensive, mais pour repousser l'agression faite sur le bas de la Vistule; son était rempli. Il sentait bien qu'une campagne ouverte au milieu des frimas du nord dans la saison la plus rigoureuse avait contre lui beaucoup de chances que ferait disparaître le soleil du printemps et la belle saison. Les projets du général français ont été combinés après la bataille de Pultusk, comme après celle d'Eylau. Il a toujours cherché à se rapprocher de ses dépôts, plutôt qu'à s'en éloigner. Il est une position dans une campagne où on n'a plus d'intérêt à gagner du terrain, et tell était la position de l'armée française.

Les deux premiers jours, l'ennemi a été dans un tel désordre que la cavalerie française est arrivée jusqu'aux portes de Königsberg. Deux jours après, s'étant rallié dans cette ville, il a employé son temps à armer les remparts et à hérisser le pourtour de la place de toute l'artillerie de siège qu'il a put trouver. Tous les convois et les bagages ont été évacués sur Memel; et ce n'est que lorsqu'il a compris que le dégel rendait presqu'impraticables les chemins d'Eylau à Königsberg, et que l'arrivée des convois d'artillerie et de vivres nécessaires à l'approvisionnement de l'armée de l'armée française serait difficile, qu'il a repris un peu de confiance.