Consulat
Premier Empire

 

Eylau

Leontii Leontievich Bennigsen[1]

Le général BennigsenLe général Bennigsen  vient, le 3 janvier 1807, d’être nommé commandant en chef de l’armée russe, lorsqu’il décide de prendre l’offensive en Pologne. Il a laissé, dans ses Mémoires, un récit de la bataille, qui tourne parfois à l’auto-satisfaction et prend des allures de justificatif. Nous présentons ici ces pages, sans les commentaires, très documentés, du capitaine Cazalas, auteur de la traduction française, ceci pour laisser le lecteur porter lui-même son propre jugement.[2]


Les évènements meurtriers des journées des 26 et 27 janvier/7 et 8 février, qui resteront mémorables dans les annales de la guerre, demandent une explication toute particulière ; je laisse au lecteur le soin de juger du degré d’importance qu’on peut donner aux suites de ces deux journées.

 

Le 26 janvier (7 février) dans la nuit, l’armée marcha sur deux colonnes, dans le même ordre de bataille que la veille, de Landsberg à Preussisch-Eylau (marche de 2 milles), la 1e colonne par Woymanns, Zipperken, Gallehnen et Grünhöfchen ; la 2e colonne par Kumkein, Dultzen, Körnen et Storchnest. A mon arrivée à Preussisch-Eylau, je fis prendre position de l’autre côté de la ville, pour deux raisons : la première pour m’assurer plus parfaitement, dans tous les cas, ma marche sur la Pregel et sur Königsberg, qui renfermait, comme je l’ai déjà dit, beaucoup d’articles nécessaire à l’armée ; et la seconde parce que le terrain y était plus ouvert, ne pouvant être dominé d’aucun côté, et assez convenable à l’action de la cavalerie. ; la position présentait u reste peu d’avantages de terrain et les ailes étaient sans appui assuré. Il n’y eut que le centre, commandé par le lieutenant général Dokhtourov[3] qui fut avantageusement placé, occupant des élévations propres à établir des batteries vis-à-vis de la ville.

 

L’aile droite, commandée par le lieutenant général Touchkov[4], faisant un angle, s’appuyait au village de Schloditten et était couverte à une certaine distance par un ruisseau marécageux ; quoiqu’il fût gelé, il était pourtant assez difficile d’y faire passer de l’artillerie ou de faire agir la cavalerie en masse.

 

L’aile gauche, commandée par le lieutenant général comte Ostermann[5], s’étendait jusqu’au village de Serpallen, auquel elle s’appuyait. Le général major comte Kamensky[6], avec la 14e division, fit la réserve de l’aile gauche ; le général major Somov, avec 12 bataillons de la 11e division, la réserve du centre, et le général major Markov, avec son détachement, qui se trouvait à l’arrière-garde, fut destiné à faire la réserve de l’aile droite.

 

L’ordre de bataille, que j’avais introduit, fut le suivant : dans la 1e ligne, chaque régiment mettait son 3e bataillon en réserve à 100 pas derrière les deux premiers bataillons. Chaque régiment de la 2e ligne formait une colonne par bataillons déployés. Dans cet ordre, les 3e bataillons de la 1e ligne de réserve pouvaient porter du secours à cette même ligne avec célérité, partout où la nécessité le demanderait, sans rompre la ligne, ni causer de brèches, et deux ou trois régiments de la seconde ligne pouvaient très facilement, et en peu de temps, se former en une seule colonne, et se porter où on en aurait besoin.

 

J’ai trouvé dans toutes les actions de l’avantage dans cet ordre de bataille contre le système de ces grandes colonnes, que l’armée française a adoptées dans ses attaques et contre lesquelles on ne peut résister qu’en se tenant dans un ordre profond sur des positions défensives. Car comment une simple ligne, qui n’a que trois rangs de profondeur, peut-elle résister et ne pas être enfoncée par des colonnes dans lesquelles j’ai vu souvent dans les attaques des Français 10.000 hommes et encore plus ? L’empereur napoléon, ce grand capitaine, a si bien calculé l’avantage des fortes colonnes dans ses attaques contre le système des lignes minces sur trois rangs de profondeur, dont on n’a pas voulu revenir jusqu’ici, qu’il a, avec facilité même, enfoncé, culbuté et battu complètement toutes les armées auxquelles jusqu’à cette époque il avait livré bataille. Dans le premier choc, ces grandes colonnes serrées doivent certainement perdre du monde par l’artillerie ennemie ; mais dès qu’une ligne est enfoncée par ces grandes masses, il n’y a plus de remède ; ces colonnes avancent sans donner le temps à ces lignes rompues et dispersées de se reformer ; rien ne peut les arrêter et une armée, une fois enfoncée de cette manière et n’ayant pas de masses prêtes et en état d’arrêter des fortes colonnes, sera toujours battue complètement. C’est aussi par ce système de tactique que Napoléon, dans toutes les guerres précédentes, a battu si complètement toutes les armées de ses adversaires à la première rencontre et qu’une seule bataille suffisait pour les réduire à demander la paix avec des sacrifices énormes, comme on peut en citer tant d’exemples. Je conclus donc qu’il n’y a d’autre principe à adopter pour résister aux attaques de ces grandes colonnes que d’agir en masse comme les Français et d’avoir de fortes réserves toujours à portée. A Preussich-Eylau, les deux armées se rencontrèrent et livrèrent bataille à peu près sur les mêmes principes. L’armée russe ne fut enfoncée sur aucun point, malgré les grosses colonnes qui l’attaquèrent avec acharnement, et elle résista aux forces supérieures qui l’attaquèrent, comme vous le verrez, Général, par le récit de cette journée.

 

Notre arrière-garde fut peu poursuivie dans cette marche par l’ennemi. Quand elle s’approcha à ¾ de mille de Preussich-Eylau, j’envoyai faire savoir au prince Bagration[7] qu’il était nécessaire d’arrêter autant que possible l’ennemi, vu que la tête de notre grosse artillerie ne faisait que toucher la ville de Preussich-Eylau. Je lui fis expédier en même temps un renfort, composé des régiments de grenadiers de Moscou et de mousquetaires de Sophie[8] de la 8e division et, en cavalerie, les régiments de dragons de Saint-Pétersbourg et d’Ingermanland.

 

Voyez le plan de cette bataille. Je dois vous prévenir en même temps que tous les lacs que vous trouverez sur ce plan étaient tellement gelés qu’ils ne mirent aucun obstacle aux manœuvres et qu’il y eut même des charges de cavalerie sur plusieurs d’entre eux.

 

En conséquence de cet ordre, le prince Bagration fit indiquer au général Markov pour son détachement la position entre les lacs de Tenknitten et de Warschkeiten ; le renfort qui arriva dans ce moment de la 8e division fut placé au même endroit, un peu en arrière. Quand on eut pris cette position, de fortes colonnes d’infanterie ennemie (…)[9], précédées de chasseurs à cheval, disposés en flanqueurs, furent reçues par le feu tant de nos tirailleurs (…) que de nos batteries, qui cependant ne purent arrêter leur marche. Alors le général Markov alla à la baïonnette (…) avec les régiments de Pskov et de Sophie, contre la colonne ennemie, qui fut renversée. L’autre colonne fut attaquée en même temps et culbutée par le régiment de dragons de Saint-Pétersbourg, commandé par son brave colonel Balk[10]. Cette colonne fut mise en déroute et perdit un drapeau. Une troisième colonne, qui accourait au secours des deux premières, fut également arrêtée par les batteries du colonel Ermolov[11]. Mais ces colonnes ne se retirèrent pas loin ; elles furent bientôt rejointes par des renforts de leur armée en pleine marche, qui s’approchaient à grand pas.

 

L’ennemi fit jouer de grandes batteries (…) et renouvela l’attaque avec quatre colonnes (…) Les grenadiers de Moscou, commandés par leur chef, le prince Charles de Mecklembourg, et les tirailleurs du 24e régiment de chasseurs entrèrent en action. Trois de ces colonnes ennemies dirigèrent leur marche droite contre la position du prince Bagration et la quatrième menaça de tourner son aile droite. Le général Bagration, s’apercevant que le détachement du général Markov commençait à souffrir par suite de la supériorité en force de l’ennemi, le fit retirer.

 

Comme alors toute l’armée était déjà rangée et prête à rencontrer l’ennemi, craignant qu’à la fin notre arrière-garde ne courut des pertes considérables, je fis savoir au prince Bagration qu’il était nécessaire qu’il se repliât sur Preussich-Eylau et qu'il fit entrer ses troupes dans la position de notre armée, ce qu'il exécuta avec le plus grand ordre. Plusieurs régiments de cavalerie française, qui voulurent profiter de cette retraite (...) furent encore une fois lancés à l'attaque et repoussés avec pertes par les régiments de cuirassiers de l’Empereur, le régiment de hussards d’Elisabetgrad et celui de dragons d’Ingermanland. Le colonel Ermolov se distingua encore beaucoup à cette occasion : il sut si bien profiter du terrain avec son artillerie volante et la fit jouer toujours si à propos, que l'ennemi ne suivit notre arrière-garde qu’avec beaucoup de circonspection. A l'arrivée du prince Bagration avec l’arrière-garde, le général Barclay de Tolly[12] fut désigné pour occuper et défendre la ville avec les régiments de chasseurs de son détachement.

 

Le général BaggowouthLes troupes qui composaient notre armée furent rangées en bataille dans l’ordre suivant : les 5e, 8e, 7e, 3e, 2e, 4e et 14e divisions ; le général Baggowouth[13] avec son détachement ; la cavalerie sur les deux ailes.

 

A 4 heures passées, l’armée française parut en face de notre position du côté opposé à la ville et commença à se mettre en bataille, mais encore hors de la portée du canon. Un corps français, cependant, s’approcha et attaqua si vivement la ville que le général Barclay, se voyant serré de tous les côtés, fut obligé de céder et se borna à s’établir dans les jardins qui touchaient à la ville du côté de notre position. Mais comme je désirais que l’ennemi ne parvint pas à se loger pendant le jour entre la ville et notre position, ce qui aurait pu fatiguer inutilement mes troupes par des alarmes continuelles pendant la nuit, je fis partir le général Somov avec neuf bataillons de la réserve, avec ordre de reprendre la ville ; le même ordre fut aussi donné au général Barclay.

 

Le général major Somov attaqua la ville du côté du cimetière sur trois colonnes (…) ; la colonne de gauche (…) fut arrêtée un moment par l’ennemi, mais les deux autres colonnes (…) pénétrèrent dans la ville ; elles se firent jour à la baïonnette et le général Somov parvint à se joindre avec ses neufs bataillons au détachement du général Barclay qui, en attendant, avait pénétré de même jusqu’à la grande place de la ville. Ces deux généraux en délogèrent entièrement l’ennemi, à son tour, avec une perte assez considérable en tués, blessés et prisonniers.

 

Le général Barclay eut le malheur d’être blessé grièvement au bras par une balle, qui lui fracassa l’os. Ce bon et brave général fut obligé de quitter le champ de bataille et de se faire transporter à Königsberg, au grand regret de toute l’armée, pour se faire soigner.

 

Je fis insinuer au général Somov, qui avait pris le commandement de toutes les troupes qui se trouvaient dans la ville après le départ du général Barclay, de s’y maintenir jusqu’à nouvel ordre. Une nuit très obscure, qui survint, mit fin aux combats de cette journée, qui coûta déjà à l’ennemi considérablement de monde, dont plus de 500 prisonniers qui tombèrent dans nos mains.

 

Après 10 heures du soir, j’envoyai un officier au général Somov avec un ordre d’évacuer la ville le plus tranquillement possible, pour ne pas donner l’alarme à l’armée française, de former ses 12 bataillons avec le régiment d’Arkhangelgorod entre la ville et notre première ligne, de s’y établir et d’y rester pendant la nuit ; ce qu’il exécuta parfaitement après 11 heures u soir.

 

Deux bataillons de grenadiers de Moscou furent placés dans la même intention à Serpallen.

 

Je dois vous expliquer, Général, quelles furent mes intentions en évacuant la ville de Preussich-Eylau, qui se trouvait pourtant si près de notre front, et dont l’occupation aurait pu garantir notre centre de toute attaque. Mais rappelez-vous que j’ai déjà dit, au commencement de cette lettre, qu’il n’y avait dans notre position que le centre d’avantageusement placé. Ne devais-je donc pas tâcher d’y attirer l’ennemi, ayant encore tout le temps de m’y préparer, et de profiter de l’avantage que le terrain m’offrait pour y recevoir celui-ci ? Vous jugerez, d’après la relation de cette bataille, ce qui aurait pu nous arriver si l’ennemi, au lieu de s’opiniâtrer à vouloir enfoncer notre centre, s’était contenté d’y faire des démonstrations, et s’il avait employé sur notre aile gauche toutes les forces qu’il perdit inutilement sur ce point.

 

Mon quartier général fut établi ce jour là à Auklappen. Quand j’y reçus le rapport que le général Somov avait évacué la ville, je fis expédier l’ordre suivant aux généraux de division :

 

« Le général Dokhtourov sortira incessamment du centre avec la 7e division forte de 14 bataillons, et cette division, en y joignant 12 bataillons, formera la réserve du centre, vis-à-vis de la ville.  Le général Dokhtourov, qui commandera cette réserve, en formera deux colonnes par bataillons déployés. Le lieutenant général commandant l’aile droite, appuiera à gauche, pour remplir, avec ses troupes et la réserve du général Markov, l’intervalle qu’occupait la 7e division dans la première ligne ; il laissera un gros détachement dans le village de Schloditten ; des cosaques et quelque cavalerie de l’aile droite occuperont la plaine dans ce village. Ce changement dans notre position doit s’exécuter  sans perte de temps, et aussitôt que les généraux auront reçu cet ordre. »

 

La 14e division, aux ordres du général-major contre Kamensky, resta en réserve à l’aile gauche.

 

Deux régiments de chasseurs du détachement du général Barclay se dispersèrent en tirailleurs devant le centre de notre position ; le reste des troupes de ce détachement se réunit à celui de Baggowouth à l’aile gauche.

 

L’armée française resta pendant la nuit dans la position qu’elle avait occupée durant la journée.

 

Le 27 janvier/8 février, entre 4 et 5 heures du matin, je me rendis devant le front de notre position, vis-à-vis de la ville, qui par le changement que j’avais fait faire dans notre répartition se trouvait alors plus rapprochée de notre aile droite. Les feux que l’ennemi avait allumés me firent bientôt apercevoir qu’effectivement un corps français assez considérable avait déjà passé par la ville de Preussich-Eylau. Je fis alors retourner la réserve du général Samov et les deux bataillons de grenadiers de Moscou à leurs places et je fis encore avant le jour avancer nos batteries de position sur des hauteurs déjà choisies la veille, vis-à-vis de la ville.

 

A la pointe du jour, des tirailleurs et des chasseurs à cheval ennemis avancèrent ; un feu très vif s’engagea alors entre eux et nos deux régiments de chasseurs dispersés en tirailleurs. Dès qu’il fit assez jour pour pouvoir distinguer les colonnes ennemies, qui se mirent en mouvement entre notre position et la ville, et celles qui en débouchaient, j’envoyai à l’artillerie de position, qui se trouvait en batterie vis-à-vis de la ville, l’ordre de commencer son feu pour éviter principalement que l’ennemi ne pût d’abord reconnaître le changement de position exécuté par nous durant la nuit. La batterie du colonel comte Sievers[14] tira d’abord avec le plus grand succès. On distingua alors la formation d’épaisses colonnes ennemies assez loin, entre la ville et l’élévation voisine de la ville. Peu après, nos batteries de position ouvrirent leur feu tant sur ces colonnes que sur celles d’infanterie (…) et de cavalerie, qui sortaient de la ville, et se portaient sur notre aille droite, commandée par le lieutenant général Toutchkhov. L’ennemi, qui se vit arrêter de ce côté d’abord à la première charge, occupa les bâtiments dits Stadt-Mühle qui se trouvaient devant cette aille, pour déboucher de là ; mais il y fut repoussé par le 24e régiment de chasseurs et des tirailleurs. L’ennemi fit renforcer, en attendant, ses troupes de ce côté ; plusieurs colonnes d’infanterie et de cavalerie sortirent de nouveau de la ville pour attaquer notre aile droite, sur quoi le général Toutchkhov ordonna au major général Foch[15] d’avancer avec sa brigade d’infanterie, soutenue par les deux régiments de dragons de Riga et de Livonie. Le général Foch attaqua ces colonnes très vigoureusement à la baïonnette, les mit en déroute et les détruisit en partie.

 

Trois colonnes ennemies, parmi lesquelles se trouvaient les Gardes impériales, s’avancèrent bientôt contre notre centre. Le général Dokhtourov envoya à leur rencontre le général Zapolsky[16] avec la colonne (…) de la réserve ; elle se déploya, les deux fronts s’approchèrent de très près avec un feu continuel. Dès que le général Zapolsky s’aperçut que l’ennemi s’arrêtait, il le chargea à la baïonnette, le fit plier et le poursuivit jusqu’en (…) ; cette colonne ennemie perdit beaucoup de monde en tués et blessés, elle perdit en outre une aigle et 130 prisonniers. En même temps, une partie de la colonne ennemie (…), soutenue par une autre colonne (…) arriva encore près de la première ligne de notre centre. Nos régiments les plus près la rencontrèrent baïonnette baissée et la mirent en déroute. Quelques régiments, qui se trouvaient en réserve derrière le centre, profitèrent du moment, et achevèrent la plus grande partie de ces colonnes. Quelques escadrons de cuirassiers ennemis appartenant au corps des gardes avaient réussi à passer par un intervalle entre deux régiments d’infanterie de notre première ligne et à pénétrer entre celle-ci et la seconde ligne ; mais malgré toute la bravoure avec laquelle ils se défendirent et tous les efforts qu’ils firent, ils ne purent jamais en ressortir. On leur cria à différentes reprises de se rendre ; mais ils continuèrent à faire des efforts dans l’espoir de se faire jour et de retraverser la 1e ligne, ce qui leur coûta à la fin la vie à presque tous. Le capitaine Maret entre autres fut blessé d’un coup de lance par un cosaque qui le jeta à bas de son cheval. Malgré les soins que je fis prendre de lui, il mourut de sa blessure quelques jours après à Königsberg.

 

Tandis que ces évènements se passaient, une autre colonne ennemie fut repoussée dans ce même moment avec pertes par les régiments de grenadiers de Moscou et de mousquetaires de Schlüsselbourg, commandées par le prince Charles de Mecklembourg. Toutes ces troupes repoussées se réunirent dans leur retraite. Elles furent encore renforcées par des troupes fraîches et deux colonnes de cavalerie. Alors, ils retournèrent à la charge. Dès que le général Dokhtourov s’en aperçut, il fit partir le général Somov avec toute la colonne (…) qui se déploya en bataille. Nos régiments de cavalerie, qui s’étaient trouvés jusqu’à ce moment en réserve derrière le centre, se formèrent en (…) et le général Zapolsky attaqua une seconde fois conjointement avec la cavalerie ces colonnes ennemies, dont celle de cavalerie, placée á leur gauche, fut repoussée par le colonel comte Orourck[17], qui se jeta sur elle avec trois escadrons, l’enfonça et la poursuivit jusqu’aux batteries ennemies. Celles d’infanteries furent encore repoussées avec pertes et poursuivies jusqu’à leur ligne.

 

Dans chacune de ces charges, on prit plus ou moins de prisonniers.

 

Dès la pointe du jour, des colonnes ennemies avaient attaqué à notre aile gauche, avec de l’infanterie légère, le détachement du général Baggowouth, placé devant le village de Serpallen ; on envoya d’abord des tirailleurs contre des colonnes. Le général Kakhovsky[18] avec le régiment de hulans polonais[19] et les cuirassiers de la Petite-Russie, se trouvant à gauche de Serpallen (…) repassa le village et attaqua la colonne d’infanterie ennemie (…), la culbuta et la fit plier vers Eylau ; le reste de cette colonne se retira dans le bois.

 

Le général Kakhovsky reçut alors l’ordre de se rendre avec ses régiments de cavalerie à notre droite, où il attaqua encore les colonnes ennemies (…) et les contraignit à se retirer de même.

 

Le général comte Pahlen[20], commandant la cavalerie de l’aile droite, ordonna au général-major baron Korff[21] d’attaquer avec sa brigade les colonnes ennemies, qui se trouvaient vis-à-vis la division du général Sacken ; ici, l’ennemi fut entièrement culbuté. Nos cuirassiers de Saint-Georges prirent une aigle et firent plus de 100 hommes prisonniers.

 

Les régiments de hussards d’Izioum et de dragons de Courlande firent encore avec succès plusieurs charges sur notre droite, et repoussèrent l’ennemi avec pertes.

 

Les colonnes ennemies, qui serraient de près le général Baggowouth, munies d’une forte artillerie en position sur les Kreege berge obligèrent ce général à se retirer, d’autant plus que les autres colonnes commençaient à tourner sa gauche. En conséquence de ce mouvement, le général Baggowouth se place au sud d’Auklappen, sur la gauche de la division du général comte Ostermann contre laquelle l’ennemi avança avec rapidité. Un feu très vif s’engagea d’abord entre les tirailleurs des deux côtés.

 

Le comte Ostermann prit alors le parti d’envoyer en avant les 3e bataillons de chaque régiment de la première ligne de sa division, les fit soutenir par sa réserve et fit attaquer ces colonnes ennemies. Après un combat opiniâtre et sanglant, l’ennemi fut aussi repoussé sur ce point. Mais bientôt après on vit le mouvement de fortes colonnes ennemies (…) qui avançaient sur notre gauche pour tourner cette aile. Alors le comte Ostermann, pour la refuser, cru de son devoir de changer complètement sa position premièrement en (…), et de là encore plus loin (…) ; il s’y trouvait d’autant plus engagé que le comte Kamensky avait déjà été obligé de prendre avec sa réserve une position (au nord d’Auklappen), pour couvrir notre gauche.

 

Dès que je m’aperçus de ce mouvement de notre aile gauche, et de la direction que le corps du maréchal Davout avait prise pour la tourner (par Kutschitten), j’ordonnai un changement dans nitre position. Le général Steinheil[22], chef de mon état-major, qui était allé pour faire exécuter ce mouvement, fit avancer notre artillerie volante, dont il fit placer trois batteries (près d’Auklappen) ; celles-ci ouvrirent une canonnade avec beaucoup de succès ; non seulement elles arrêtèrent la marche des colonnes ennemies, mais elles en firent même replier une qui, en se retirant, mit le feu à la ferme d’Auklappen.

 

L’ennemi, après avoir forcé le général comte Kamensky à se replier jusqu’en (…), occupa le village de Kutschitten, mais en fut bientôt délogé par le détachement du général Tchaplitz[23], composé de trois escadrons du régiment de hussards de Pavlograd, du régiment d’infanterie de Moscou et d’une partie des cosaques. Ce détachement passa par Kutschitten, attaqua la colonne ennemie (…)) et la fit plier.

 

Le lieutenant-général PlatovL’ataman du Don et le lieutenant–général Platov[24]n’arriva à l’armée que le 26 janvier/7 février dans un moment où les troupes se trouvaient déjà en position derrière Preussich-Eylau et où les différents corps et détachements étaient déjà distribués aux généraux, ce qui m’empêcha de lui donner un commandement conforme à son rang et à ses capacités. Il prit donc, en attendant, celui des régiments de cosaques qui se trouvaient présents, et dont la force ne monta qu’à 2.500 hommes. Ce général n’en fut pas moins actif dans cette affaire, avec sa petite troupe.

 

Il envoya deux régiments, celui de Sissoiev[25] et celui de Malachov, à notre aile droite ; il mit à portée du centre les régiments d’Andronov et de Kissélev et se rendit lui-même à notre aile gauche avec quatre régiments, savoir, ceux d’Ilovaisky IX[26], de Grékov XII, d’Éfremov III[27] et de Papouzine. Nos cosaques de l’aile droite empêchèrent à différentes reprises des partis de cavalerie ennemie de passer les marais devant le village de Schloditten. Ceux du cente contribuèrent beaucoup à la défaite des cuirassiers français, qui avaient percé entre notre 1e et notre 2e ligne. Le régiment de Kissélev s’y distingua particulièrement et fit prisonnier un officier et 20 cavaliers, les seuls de cette cavalerie qui échappèrent à la mort. Les régiments cosaques prirent part à toutes les charges qui eurent lieu et dans lesquelles ils firent 450 hommes prisonniers.

 

Vous verrez, Général, sur le plan de cette bataille, combien de terrain nous avions déjà perdu par le troisième changement de front de notre aille gauche, tandis que notre aile droite avait constamment conservé sa première position. La prudence avait commandé que nous refusions peu à notre aile gauche contre les forces supérieures de l’ennemi, qui manoeuvrait pour la tourner.

 

Mais, vers le soir,  arriva le lieutenant-général L’Estocq, avec le corps prussien, dans lequel se trouvait aussi un régiment d’infanterie russe, celui de Viborg, et deux régiments de cosaques, sur le chemin de Drangsitten et d’Althof, suivi de très près par le maréchal Ney avec son corps.

 

Nous avions laissé le général L’Estocq à Wuhsen. Après qu’il eut passé avec son corps par Langwiese, Engelswalde, Schönfeld, Tiefensee, Montitten, Rositten et Wackern, il rencontra la tête du corps du maréchal Ney. Il fit occuper ce dernier endroit par les détachements des généraux Plötz et Prittwitz, qui arrêtèrent l’ennemi, tandis que lui-même, avec le corps principal, passa par Pompicken et arriva dans l’après-midi à Althof. Les détachements des généraux Plötz et Prittwitz ne purent plus suivre le général L’Estocq ; ils furent obligé de céder, à la fin, à la supériorité de l’ennemi et de se replier sur Kreuzburg, sur le chemin de Königsberg, ce qui procura un double avantage. D’abord celui que cette ville fut couverte sur ce grand chemin, et ensuite que l’ennemi, qui prit ces détachements pour tout le corps prussien, ne mit plus d’obstacle à sa marche sur Althof. Les forces que nous amena le général ne montaient pas au-delà de 6.000 hommes sous les armes, y compris le régiment russe de Viborg et à peu près 400 cosaques, qui se trouvaient dans ce corps. Le général L’Estocq avait laissé une petite arrière-garde en chemin, qui tiraillait avec l’avant-garde du maréchal Ney, pour arrêter autant que possible sa marche. Le lieutenant-général L’Estocq passa d’Althof, entre Schloditten et Schmoditten, et se porta sur notre aile gauche, position que je lui avais fait assigner d’avance, et où nous avions le plus besoin de ce renfort, qui nous fut très utile, mais qui toutefois était encore bien loin de rendre nos forces égales avec celles que l’ennemi y avaient portées.

 

Le général L’Estocq, dès son arrivée sur notre aile gauche, fit attaquer le village de Kutschitten, que l’ennemi avait déjà occupé et dont il fut délogé avec une perte de quatre canons. L’ennemi fut délogé ensuite d’une hauteur derrière Kutschitten. Dans ces attaques se distinguèrent principalement le régiment d’infanterie russe de Viborg sous les ordres du colonel Pillar[28], les régiments d’infanterie prussiens Schöning et Rüchel, et le bataillon de grenadiers Fabecky.

 

Le général comte Kamensky avança de même et se plaça avec sa réserve et le détachement du général Tchplitz (près d’Auklappen). Le général L’Estocq fit jouer son artillerie de position contre les colonnes ennemies placées dans un forêt (le Birken Wälden) ; il envoya des tirailleurs contre ceux de l’ennemi (…) qu’ils délogèrent ; il se porta ensuite, conjointement avec le général comte Kamensky, en avant (vers Sausgarten) et ces généraux forcèrent les colonnes ennemies, qui avaient déjà tourné notre aile gauche à se retirer. La nuit, devenant trop obscure, arrêta les combattants dans leurs attaques.

 

Tandis que ceci se passait, la 8e division, aux ordres du général Essen III[29], et le détachement du général Markov, furent envoyés à l’aile gauche de la 2e division (…) Leurs chasseurs et ceux de la 3e division firent une attaque vers Sausgarten pour soutenir celle du général L’Estocq et du général comte Kamensky.

 

Le lieutenant-général Dokhtourov ayant reçu une contusion qui le força à quitter le champ de bataille, son corps, composé des 7e et 8e divisions, passa sous les ordres du lieutenant-général prince Bagration ; ces deux divisions prirent position près de Schloditten.

 

La 5e division qui faisait notre aile droite à Schloditten, soutenue par une batterie prussienne placée par le général Fock en avant du village, repoussa les dernières tentatives de l’ennemi contre cette aile.

 

Voyant que nos troupes rentraient dans leur première position, je fis ordonner aux régiments de la 3e division, le jour déjà baissé, de déloger encore l’ennemi du village de Klein-Sausgarten, qu’il avait occupé et qu’il abandonna après un feu vif, mais court. Un temps couvert rendit alors la nuit très noire.

 

Cette bataille, une des plus sanglantes de notre temps, avait commencé le 26 janvier/7 février, à 3 heures de l’après-midi, et fini le 27/8, à 7 heures du soir. Pendant quinze heures de jour, dans ces deux journées, on s’était battu avec acharnement. Des colonnes ou, pour mieux dire, des masses, après avoir été exposées à tous les feux que l’artillerie fait jouer dans une action, se rencontrèrent encore à l’arme blanche. Combien de charges de cavalerie se sont réitérées dans ce combat ! Aussi les pertes que les deux armées y ont faites sont énormes.

 

La nôtre fut de 9.000 hommes de tués et 7.000 hommes de blessés ; dans ce nombre 700 officiers et 9 généraux de blessés.

 

Notre perte étant aussi grande, chaque militaire pourra facilement juger quelle doit avoir été celle de l’armée française et combien elle doit avoir perdu par ses attaques en colonnes, qui furent repoussées partout et sur tous les points. Il est connu que le corps du maréchal Augereau, après avoir passé par la ville, fit la première attaque contre notre centre ; il fut en partie détruit, et les débris de ce corps, après dette journée, furent répartis dans quelques autres corps, surtout dans le 1er corps du prince de Ponte-Corvo. Nous avions pris en outre cinq aigles et à peu prés 2000 prisonniers, dans le nombre desquels il y eut quelques centaines de blessés. La perte de l’armée n’a jamais été publiée, c’est-à-dire la véritable, mais on assure généralement, et beaucoup de personnes qui peuvent en être instruites le confirment, qu’elle dépassait 30.000 hommes, ce qui est très croyable à en juger par la quantité de généraux et officiers de tout rang qui furent tués et blessés ; 16 généraux entre autres, dans le nombre desquels se trouvait aussi le maréchal Augereau blessé.

 



[1] Mémoires du général Bennigsen. Paris.

[2] Les références biographiques sont tirées de l’indispensable „The Russian Officer Corps in the Revolutionary and Napoleonic Wars“ de Alexander Mikaberidce (2005)

[3] Dmitry Sergeyevich Dokhturov (1759 – 1816), commandant la 7e division russe. Il sera blessé à la jambe gauche, durant la bataille

[4] Nikolay Alekseyevich Tuchkov (Tuchkov I) ( 1765 – 1812)

[5] Alexander Ivanovich Osterman-Tolstoy (1771 – 1857)

[6] Mikhail Mikhailovich Kamenski (Kamensky) (1777 – 1811)

[7] Peter Ivanovich Bagration (1765 – 1812)

[8] Lire Sofia, petite ville près de Tsarskoié-Sélo

[9] Ici Bennigsen indique, par des lettres sur des plans, les emplacements concernés. Mais ces plans ayant disparus, il n’a pas été possible de les indiquer clairement.

[10] Mikhail Dmitryevicg Balk (1764 – 1818)

[11] Aleksey Petrovich Ermolov (Yermolov) (1772 – 1861)

[12] Mikhail Bogdanovich Barclay de Tolly (1757 – 1818)

[13] Karl Fedorovich Baggovut (1761 – 1812)

[14] Yakov Karlovich Sievers (1774 – 1810), artilleur.

[15] Alexander Borisovich Foch (1763 – 1825)

[16] Andrey Vasilievich Zapolsky (1768 – 1813)

[17] Joseph Kornilovich O’Rourke (O’Rourke I) (1762 – 1849)

[18] Peter Demyanovich Kakhovsky (1769 – 1831)

[19] Dans son rapport, Bennigsen parle du régiment de hulans de Lituanie.

[20] Peter Pettrovich Pahlen (Pahlen III) (1778 – 1864)

[21] Fedor Karlovich Korf (1773 – 1823). Il sera blessé á la main gauche.

[22] Faddey Fedorovich Steingell (1762 – 1831). Il a été nommé chef d’état-major de Bennugsen en septembre 1806.

[23] Yefim Ignatievich Chaplits (1768 – 1825)

[24] Matvei Ivanovich Platov (1753 – 1818)

[25] Vasily Alekseyevich Sisoev (1772 – 1839)

[26] Gregory Dmitryevich Ilovaysky (Ilovaysky IX) (1778 – 1847). Il sera blessé.

[27] Ivan Grigorievich Efremov (1773 - ?). Il sera blessé à la jambe gauche.

[28] Yegor Maksimovich Pillar (1767 – 1830)

[29] Peter Kirillovich Essen (Essen III) (1772 – 1844)