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La Bérézina (1)

Le nœud décisif se nouait. La Bérézina était barrée à Borissov et à une marche en amont ou en aval de ce point par l'armée de l'amiral Tchitchagov. On pouvait admettre, d'après ce qu'on savait des lieux, que l'armée française ne serait pas en état de forcer le passage dans ce secteur. (Clausewitz)


La Bérézina aujourd'hui : l'album photo

 24 - 26 novembre 1812

Mon amie, je n'ai pas de nouvelles de toi depuis bien des jours, mais demain où après je les recevrai toutes à la fois, la route ayant été interceptée. Il fait froid. Tu dois avoir été bien inquiète d'être restée plusieurs jours sans lettre de moi. Ma santé est fort bonne. Baise pour moi le petit roi et ne doute jamais des sentiments de ton fidèle époux.

Le roi de Naples, le vice-roi, le prince de Neuchâtel, les maréchaux, ma maison, tout le monde se porte bien.

Après avoir écrit cette lettre à Marie-Louise, le 24 novembre 1812, Napoléon quitte Bobr, à huit heures le matin,  et arrive à Lochnitza vers 18 heures, sur la route de Borisov, qu'il atteint le lendemain avec la Garde.

Général comte Guyot : "24 novembre, au bivouac. Près de Borisov. Le froid augmente."

Baron de Bausset (préfet du palais) : "Le 25 à Borisow, sur la Bérézina. - Deux lieues avant d’y arriver, Napoléon fit faire halte à l’armée : il ordonna de détruire et de brûler une foule de chariots inutiles qui marchaient à notre suite et qui embarrassaient la route. Il présida lui-même à cette opération  et il ne laissait passer que les équipages indispensables au service; mais la plupart des traîneurs , avertis de la mesure ordonnée, s’arrêtèrent en arrière et éludèrent une disposition prise dans I’intérêt de toute l’armée (...) Nous apprîmes, avant d’arriver à Borisow, que le pont était détruit et que l’amiral Tchitchagoff était posté sur la hauteur de la rive opposée avec trente mille hommes de troupes fraîches, tirés de l’armée russe en Moldavie , et soutenus par une formidable artillerie de cent pièces de canon."

Rapp : "Nous arrivâmes à Borisow : Oudinot avait battu Lambert; les fuyards s’étaient ralliés à Tchitschacof, et couvraient la rive droite de la Bérésina. Napoléon devait être inquiet : nous n’avions ni équipages de pont ni subsistances. La grande armée avançait, Witgenstein approchait, et les troupes de Moldavie nous fermaient le passage ; nous étions cernés sur tous les points : la position était affreuse, et n’avait peut-être pas d’exemple. Il ne fallait rien moins que la tête et le grand caractère de l’empereur pour nous tirer d'un si mauvais pas : aucun Français, pas même Napoléon , n’eut dû échapper."

L'empereur espère ainsi leurrer les russes, leur laissant penser qu'il va passer la Bérézina en dessous de la ville, alors qu'il a pris la décision de la franchir au nord, à Studianka.

C'est dans ce petit hameau, en effet, que, quelques jours plus tôt.......

Juvénal Corbineau
(1776 - 1848)

Les russes fonçaient sur la Bérézina, espérant bien leur couper la route et la retraite. Mais là, ils s'étaient heurtés à la division polonaise de Dombrowski, postée à Borisov, là où la route de Smolensk à Vilna traverse la rivière.

Le 17 novembre, le général Juvenal Corbineau avait lancé ses escadrons pour soutenir les polonais. Ils avaient atteint Borisov, pour apprendre qu'ils venaient d'être écrasés par les troupes de Tchitchakov. Plus encore, le pont sur la Bérézina était tombé entre leurs mains. 

Pour les éviter, Corbineau avait fait partir des reconnaissances au nord de la ville. Arrivés à hauteur de Studianka, celles-ci était la chance de tomber sur un paysan dont les vêtements était mouillés : pas de doutes, un gué n'était pas loin ! Les cavalier avaient passé la Bérézina peu après (perdant 70 hommes), et rejoint la Grande Armée, à Bohr, laissant quelques hommes au gué providentiel, qui avaient commencé à travailler à l'établissement de ponts. 

Ils n'avaient pur l'instant rien sous la main, ni outils, ni fer, ni bois. Il avait fallu improviser, prendre les fers et les clous des caissons, arracher le bois des maisons. Le 25 novembre au soir, cinq chevalets étaient déjà prêts.

Entre temps, Corbineau avait faire part de sa découverte à Napoléon, qui avait tout de suite vu le parti qu'il pouvait tirer de cet évènement.

La chance semblait donc sourire aux français. A Studianka, en effet, il serait possible de franchir la Bérézina sur de simples ponts de chevalets. Corbineau, après son entretien avec l'empereur, rejoint Oudinot à Borisov et, de là, Studianka, avec les quelques pontonniers dont il dispose. 

Le colonel Aubry, du 12 e chasseurs, informe le maréchal Oudinot : 

"Monsieur le Maréchal, j'ai tout disposé à Stoudianka pour l'établissement du pont projeté. Ce soir, à 9 heures, douze chevalets seront prêts et des bois rassemblés pour former le tablier.

La rivière a trente-cinq à quarante toises de largeur au gué qui était de trois pieds et demi au plus de profondeur il y a trois jours, mais qui est plus profond maintenant, si l'on s'en rapporte aux habitants qui assurent que les eaux ont crû. L'abord de ce côté-ci ne sera pas difficile. On débarque à l'autre rive sur une chaussée droite qui traverse un marais impraticable hors le temps des fortes gelées ; encore est-elle rompue en quelques endroits à cause de la nature même du terrain ; ce qui nécessitera l'emploi de quelques fascines qu'on préparera à l'avance..."

La baron de Bausset connais lui aussi les environs : 

"Huit jours auparavant l’empereur m’avait envoyé, pendant la nuit, le colonel Bacler-d’Albe , chef de son bureau topographique, pour me demander quelques renseignements sur le pont de Borisow, parce qu’il savait que j’y avais passé pour venir le joindre au quartier général. J’avais examiné cette position sans me douter de l’importante qu’elle devait avoir un jour pour nous (...)

La Bérézina , en face de Borisow , a plus de trente toises de largeur. Ses eaux sont si vives que, quelle  que soit l’intensité du froid, elle gèle rarement, si ce n’est à ses bords. Certes, jamais position ne fut plus critique ! "

Dans le même temps, le général Éblé est envoyé également à Studianka pour diriger les opérations de construction des ponts.

Bobr, le 24 Novembre 1812, à quatre heures et demie du matin

Monsieur le général Éblé, l'empereur ordonne que vous partiez avant six heures du matin, pour vous rendre en toute diligence au quartier-général du duc du Reggio (Oudinot), à Borisow, et travailler à établir plusieurs ponts sur la Bérézina pour le passage de l'armée. Vous vous diviserez en deux. Si tout votre monde ne peut pas aller assez promptement, vous prendrez avec vous ce qui peut le mieux marcher, de manière à ce que vous arriviez dans la nuit, et que vous soyez au travail demain à la pointe du jour, et que l'autre partie puisse être au travail demain avant midi. Ayez soin de laisser en route des ateliers pour réparer les ponts et les plus mauvais passages. Je donne le même ordre au général Chasseloup; vous vous entendrez avec lui et avec M. le duc de Reggio, pour les travaux à faire sur la Bérézina, où il est indispensable que l'armée puisse passer au plus tard demain.

Jean-Baptiste Éblé
(1758-1812)

(Courtoisie : The War Time Journal)

Quelques jours plus tôt, à Orscha, Éblé avait dû, sur l'ordre de Napoléon, détruire ses deux équipages de pont (consistant en bateaux transportés sur des voitures), mais il avait néanmoins pu sauver six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons et deux forges de campagne. Ce matériel est dans des voitures bien attelées. S'y ajoutent deux voitures de charbon de bois et environ 400 pontonniers entièrement dévoués à leur chef.

Éblé, accompagné de Chasseloup, arrive à Borisov le 25 à 5 heures du matin. Avec ses pontonniers, il est à Studianka dans l'après-midi du même jour.

Sur place, les pontonniers d'Oudinot ont déjà commencé de travailler.

Capitaine Brandt (division Claparède) : "La Berezina, dans cet endroit, est large d'au moins cent cinquante pas. Elle avait bien huit à dix pieds de profondeur à certaines places et charriait des glaçons, dont plusieurs avaient dix et jusqu'à quinze pieds carrés."

Marbot : "Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale à Paris, devant le ministère de la marine"

Il faut faire vite, malgré la nuit et le froid, qui est de nouveau très vif. Le temps manque pour abattre des arbres et les débiter. Alors, les maisons abandonnées du village sont démolies.

Lieutenant von Yelin: "Le 25 novembre, le général Eblé fit construire un pont près de Stoudianka, à quatre heures en amont de Borissov. Les eaux du fleuve étaient très hautes et charriaient de grands blocs de glace. Mais les pontonniers français, dont certains travaillaient avec de l'eau jusqu'à la poitrine, parvinrent à installer des piliers en utilisant le bois des maisons abattues ; le lendemain, un pont pour piétons était prêt."

Marbot : "On arracha à l'instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs se mirent à l'ouvrage."

Baron Bourgoing (diplomate attaché à l'état-major de Napoléon) : "J'arrivai de bonne heure au point où devait s'effectuer le passage. J'assistai à la démolition complète d'un village nommé Stoudianka, dont les matériaux servirent à construire trois ponts (sic) en quelques heures. Je vis les braves pontonniers, se dévouant pour opérer cette transformation instantanée,  entrer jusqu'à la ceinture dans une eau glaciale et bourbeuse, où plusieurs trouvèrent la mort."

Mais tout ce bois ne sert pas uniquement à la construction des ponts. Bellot de Kergore : "Le hameau de Wesselowo avait existé là où nous étions, mais on l'avait démoli pour se chauffer".

A l'aube du 26, les chevalets sont prêts à être mis à l'eau. Il a neigé durant la nuit.

Général comte du Monceau (commandant alors la 6e compagnie des lanciers rouges de la Garde) : "Le 26 novembre, nous nous trouvâmes, au réveil, ensevelis sous une nouvelle couche de neige. Nous fûmes heureux de pouvoir nous en débarrasser en nous mettant en route. "

Napoléon fait connaître ses dispositions pour le passage de la rivière :

"Donnez ordre au général Claparède de se mettre en mouvement de bonne heure pour se porter avec tous ses bagages et son convoi entre Lochnitza et Nemanitaa; et il passera le ravin qui est entre ces deux endroits. Donnez le même ordre au duc d’Abrantès. Donnez ordre : au duc d’Elchingen, de s’approcher le plus qu'il pourra de Bobr, afin de pouvoir cette nuit passer la rivière; il s’arrêtera à Nemanitza, et de ce point fera demander des ordres pour sa position; au prince d'Eckmühl, de continuer son mouvement; vous le laisserez maître de prendre la position qu’il jugera convenable entre Kmupki et Natcba ; et au Vice-Roi, de rester selon les circonstances à Natcba ou de prendre position entre Natcba et la poste, selon ce qui se sera passé chez le prince d’Eckmül. Faites connaître ces généraux que je compte forcer le passage de la Bérézina la nuit prochaine avec le 2e corps, le 9e et la garde impériale, et successivement soutenu par le duc d'Elchingen et par tous les autres corps; qu’aussitôt que ce passage aura réussi, je leur enverrai des ordres de venir aux ponts; que je compte, avec les trois premiers corps ci-dessus nommés, attaquer tout ce que I’ennemi a sur la rive droite. "

Il donne également des ordres pour faire croire aux russes qu'il va passer la Bérézina en aval de la ville.

Baron de Bausset : " Napoléon, en arrivant à Borisow sur les trois heures après midi, donna ses ordres et se jeta sur un lit de camp. Il fut fait en conséquence de grandes démonstrations bien patentes, bien bruyantes sur la gauche, à deux lieues de Borisow, du côté de  Wesclewo , près des bords de la Bérézina. Beaucoup d’arbres  furent abattus; le soir de grands feux furent allumés, et tout annonçait l’intention d’y jeter à la hâte un pont pour le passage de l’armée. Les Russes qui nous observaient, furent les dupes de ces préparatifs; ils quittèrent sans bruit leur position pour venir s’échelonner en face de nos travailleurs. Pendant ce temps les véritables préparatifs du pont de passage se faisaient en silence et sans éclat, à trois lieues sur la droite de Borisow, près d’un petit hameau appelé Studianka. L’empereur se leva à onze heures du soir et le quartier général fila sans bruit de ce côté."

Napoléon arrive à Studianka, accompagné de Murat, Berthier, Caulaincourt, Duroc et du prince Eugène. Rapp est là aussi :

"(Napoléon) s’arrêta un instant à Borisow , donna des ordres pour la fausse attaque qui nous sauva, et s’achemina vers le quartier-général d’Oudinot , qui était quelques lieues plus loin. Nous couchâmes un peu en-dessous, dans une campagne qui appartenait à un prince Radziwill ; nous passâmes la nuit, le général Mouton et moi, sur une poignée de paille; nous pensions à la journée du lendemain, nos réflexions n’étaient pas gaies.

Nous apercevions les feux des Russes, ils couvraient la rive opposée ; les bois, les marais en étaient remplis ;il y en avait à perte de vue. La rivière était profonde, vaseuse, toute couverte de glaçons; c’était là qu’il fallait la franchir, c’était là qu’il fallait passer ou se rendre : nous augurions mal du succès. Le généra1 s’expliquait avec franchise; il l’avait souvent fait devant Napoléon, qui le traitait de frondeur, et qui néanmoins l’aimait beaucoup."

Le sergent Bourgogne : "Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes prendre position sur les bords de la Bérézina. L'Empereur était, depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et en face."

Maurice de Tascher : " Le 26 - Parti à 4 heures du matin; traversé Borizow; vu toute la ligne des feux russes, pris à droite, longé la Bérézina. Bivouaqué à Klein-Borizow. On commence à effectuer le passage."

Capitaine de Castellane, aide de camp de Napoléon : "La maison occupée par l'Empereur, même si c'est une masure, reçoit tout de suite le nom de palais; on ne peut s'empêcher de rire de la gravité avec laquelle nous disons, en vous rendant à une méchante cabane de paysan, habitation de Sa Majesté : < Je vais au Palais >."

Le capitaine Henri de Brandt (officier dans un régiment polonais), qui va traverser sous les yeux de Napoléon : 

"Le 26 novembre nous arrivâmes, aux premières lueurs du jour en vue d'un hameau d'une vingtaine de maisons, dispersées sur les dernières déclivités d'un amphithéâtre de collines dominant la Berezina. Ce hameau à jamais fameux, c'était Stoudianka. Nous aperçûmes aussi les deux ponts jetés sur la terrible rivière, et beaucoup de troupes, les unes en deçà des ponts, les autres déjà parvenues sur l'autre rive. A ce spectacle, nous éprouvâmes, malgré nos souffrances, un sentiment de joie et d'admiration profondes...

Nous fîmes halte à peu de distance du village. Quelque temps après, je vis sortir d'une maison l'Empereur et la plupart des maréchaux et généraux. Il s'entretenait avec l'un d'eux, vieillard qui se tenait devant lui, le chapeau à la main ; c'était l'héroïque Éblé. La physionomie de Napoléon était aussi impassible qu'au Kremlin et aux Tuileries : il portait un surtout de fourrure gris entrouvert, laissant voir son uniforme de campagne ordinaire. Murat, qu'aucune circonstance n'empêchait de viser à l'effet dans ses costumes, avait ce jour-là un bonnet de fourrure surmonté d'une grande plume de héron. Il se dirigea de notre côté et échangea quelques mots avec le colonel du 2e de la Vistule...

Berthier et le Vice-roi avaient des manteaux fourrés. Ney, bien reconnaissable à son énergique figure vivement colorée et à ses favoris roussâtres, portait une espèce de surtout vert foncé. Je reconnus aussi Mortier à sa taille presque gigantesque; Narbonne, aussi soigneusement poudré et frisé ce jour-là que naguère à Versailles; Duroc, ... et bien d'autres encore."

Le moral, autour de Napoléon, est au plus bas.

Rapp : "Ney me prit en particulier, nous sortîmes; il me dit en allemand: < Notre position est inouïe; si Napoléon se tire d’affaire aujourd’hui, il faut qu’il ait le diable au corps.> Nous étions fort inquiets, et il y avait de quoi. Le roi de Naples vint à nous, et n’était pas moins soucieux. < J’ai proposé à Napoléon, nous dit-il, de sauver sa personne, de passer la rivière à quelques lieues d'ici ; j'ai des Polonais qui me répondraient de lui, et le conduiraient à Wilna; mais il repousse cette idée, et ne veut pas en entendre parler. Quant à moi, je ne pense pas que nous puissions échapper > Nous étions tous les trois du même avis; Murat reprit : < Nous y passerons tous ; il n’est pas question de se rendre >."

Sans un mot, Napoléon assiste au travail délicat des pontonniers : "Un de mes amis m'a assuré avoir vu l'Empereur leur présentant du vin" (Sergent Bourgogne)

Marbot : "(...) l'Empereur, se promenant à grands pas, allait d'un régiment à l'autre, parlant aux soldats comme aux officiers. Murat l'accompagnait."

En face, sur l'autre rive, on distingue des vedettes russes, car ces derniers observent ce qui se passe en face d'eux....

Afin de vérifier l'importance des troupes russes sur l'autre rive, Oudinot envoie quelques cavaliers sous les ordres du chef d'escadron Jacqueminot. 

Rapp : "L’empereur fit passer à la nage une soixantaine d’hommes, sous la conduite du colonel Jacqueminot."

Constant : Avant que le pont fût achevé, quatre cents hommes environ furent transportés de l'autre côté du fleuve, sur deux radeaux chétifs qui avaient peine à tenir contre le courant. Nous les voyions, de la rive, fortement secoués par les gros glaçons que charriait la rivière."

Le prisonnier qu'ils ramènent confirme que Tchitchakov est toujours à Borisov.

Pour assurer le passage, le général Corbineau est envoyé s'établir sur la rive droite et 40 pièces d'artillerie sont installées sur la rive gauche, prêtes à tirer par dessus la tête de nos soldats, si des russes se présentent dans le dos des français.

Général Ivan Arnoldi : "Me trouvant de l'autre côté de la Berezina, j'aperçus à travers 'na longue-vue, dans la matinée du 26, qu'on transportait sur la rive, en face de nous, des troncs d'arbres, du bois et de la paille. Au-dessus de cet endroit, sur la hauteur à gauche du bourg de Stoudianka, je pus compter quarante canons. Il n'y avait pas de doute pour moi que c'est en ce lieu même- qu'on préparait le passage et j'envoyai aussitôt un messager à l'amiral Tchitchagov. Notre emplacement se trouvait sur un terrain marécageux qui s'étendait, encadré par la forêt, sur une étendue de 500 mètres jusqu'à la Berezina. On pouvait y installer, au prix de gros efforts, quatre canons, ce que je fis aussitôt, avec l'espoir de tirer sur les ouvriers lorsque le pont aurait atteint le milieu de la rivière ; à cause du marécage, il n'était pas possible d'amener ces canons plus près de la rive. Quand j'aperçus nettement qu'on s'était attaqué énergiquement à la construction du pont, je pointai moi-même les canons pour voir ce que ça donnerait. Mais à peine avions-nous tiré notre première salve que nous fûmes salués d'une hauteur par une batterie de 40 canons. Je vis mes hommes et mes chevaux tomber dans un tourbillon de poussière et je pus me convaincre qu'il n'y avait aucune possibilité pour nous d'empêcher la traversée par le tir de notre artillerie qui n'atteignait que le milieu de la rivière tandis que l'ennemi pouvait tirer sur nous, en choisissant sa cible, comme d'un fusil, avec des canons d'un grand calibre, installés sur la hauteur..."

Général comte Roguet (colonel en second des grenadiers de la vieille Garde) : " Quarante bouches à feu protègent sur la rive gauche les travaux et le passage."

 

Général Philippe-Paul de Ségur
(1780-1873)

Dessin du grenadier Pils.
(Crédit : The War Time Journal)

Essai de reconstitution graphique.
(Crédit : The War Time Journal)

Pendant ce temps, les pontonniers d'Éblé travaillent sans relâche, dans l'eau qui gèle au fur et à mesure sur leurs corps.

Général Philippe de Ségur Ségur : "Pour comble de malheur, la crue des eaux avait fait disparaître le gué. Il fallut des efforts inouïs, et que nos malheureux pontonniers, plongés dans les flots jusqu'à la bouche, combattissent les glaces que charriait le froid. Plusieurs périrent de froid, ou submergés par ces glaçons que poussait un vent violent.

Il est prévu de construire deux ponts, l'un en aval pour les voitures, l'autre en amont pour les piétons. A cet endroit, la Bérézina a une largeur d'environ une centaine de mètres. 

Le grenadier Pils nous a laissé des dessins très parlants de la façon dont les chevalets furent construits, et dont les plus grands devaient en partie rester hors de l'eau, après s'être enfoncés dans la boue du fond de la rivière. On n'a pas le temps de construire des piles de soutènement, ce qui sera la cause des effondrements successifs.

Quant aux planches posées sur les chevalets, pour assurer le passage, elles ne peuvent être enclouées, offrant rapidement des pièges aux soldats et aux cavaliers.

Capitaine Brandt : "Le plancher du pont ne présentait nulle part une surface continue ; au moment de notre passage, plusieurs poutres avaient déjà manqué, surtout aux approches de la rive droite. Là, le plancher tout entier avait fléchi au-dessous du niveau de l'eau, et nous en eûmes jusqu'à la cheville...

En tant qu'ouvrage d'art, ce pont était certainement des plus défectueux. Mais quand on considère dans quelles conditions il fut établi, quand on pense qu'il sauva l'honneur français d'un épouvantable naufrage, que chacune des vies sacrifiées à son établissement a valu à des milliers d'hommes la vie ou la liberté, on est amené à reconnaître que la confection de ce pont a été I'œuvre la plus admirable de cette guerre, peut-être de toutes les guerres.

En début d'après-midi, le pont pour les piétons est praticable.

Ce sont les hommes d'Oudinot (ramené de Borisov, où il a été remplacé par les troupes qui suivent) qui passent les premiers.

Marbot : "On fit passer l'infanterie et l'artillerie du corps d'Oudinot qui, dès leur arrivée sur la rive droite, allèrent placer leurs bivouacs dans un grand bois situé à une demi lieue, au delà du hameau de Zawniski, où la cavalerie reçu l'ordre de les rejoindre.

Général comte Guyot : "Le 2e corps a passé ce matin cette petite rivière marécageuse en face du village de Suzenka (Studianka) sur deux ponts à chevalets. 

Sergent Bourgogne : "Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer à notre passage."

Constant : "A une heure, le général Legrand et sa division encombraient le pont construit pour l'infanterie. L'Empereur était sur la rive opposée (?) Quelques canons embarrassés les uns dans les autres avaient arrêté un instant la marche. L'Empereur s'élance sur le pont, met la main aux attelages, et aide à débarrasser les pièces. L'enthousiasme des soldats était à son comble. Ce fut aux cris de Vive l'Empereur ! que l'infanterie prit pied sur l'autre bord"

Les divisions Legrand et Maison, les cuirassiers Doumerc, auxquels s'ajoutent ce qui reste de la division Dombrowski, soit environ 9.000 hommes, passent sur la rive droite, qu'ils nettoient rapidement des quelques fantassins russes du général Tchaplitz. Car ce dernier a été rappelé vers Borisov par l'amiral Tchitchakov, qui croit toujours à un passage à cet endroit ! Pourtant, le bruit fait, sur la rive gauche, par les pontonniers d'Éblé, aurait dû le convaincre du contraire ! Lorsqu'il l'avait appris, "l'Empereur, transporté de joie, et tout essoufflé (..) (s'était écrié) : < J'ai trompé l'amiral ! > (Constant)

Rapp : "J’entrai chez Napoléon, qui s’entretenait avec le maréchal Oudinot. < Sire, l’ennemi a quitté sa position. - Cela n’est pas possible. > Le roi de Naples, le maréchal Ney arrivèrent, et confirmèrent ce que  j’annonçais. L'empereur sortit de sa baraque, jeta un coup d'œil sur l’autre côté de la rivière. < J’ai mis dedans l’amiral (il ne pouvait prononcer le nom Tchitschacoff; il me croit sur le point où j'ai ordonné une fausse attaque, il court à Borisow. > Ses yeux étincellent de joie et d’impatience".

Général comte Guyot : "L'ennemi trompé sur le point n'a opposé sur la rive droite qu'une faible résistance; il est passé aujourd'hui quantité de troupes et de bagages, le 27 également. Il n'y a pas assez de débouché, il y faudrait trois à quatre ponts. L'encombrement est déjà très grand."

Petr Christianovich Wittgenstein
(1768-1842)
(Russians Generals of the Napoleonic Epoch)

Cependant, malgré cette heureuse circonstance, la situation n'est pas vraiment favorable à ce moment : il faudra bien deux jours, au minimum, pour faire franchir, à ce qui reste de la Grande Armée, ce passage de fortune. Or, Wittgenstein est, sur la rive gauche (celle sur laquelle les français arrivent) en position de culbuter Victor et, sur la droite, Tchitchakov ne va sûrement pas rester les mains dans les poches, et, durant ces deux jours, aura parfaitement le temps de se concentrer, en face. Enfin, Kutusov, s'il accélère sa marche, viendra tomber dans le dos des français.

Mais il faut continuer d'espérer ! Dans l'après-midi, le deuxième pont est achevé et le passage des troupes qui arrivent s'accélère sous les yeux de Napoléon.

Sergent Bourgogne : "Le second pont, pour l'artillerie et la cavalerie, fut terminé à quatre heures."

Les pontonniers d'Éblé couchent sur place, sur la paille, afin de parer aux incidents et de faire la police. La Garde à pied franchit la Bérézina, puis les restes de la Garde à cheval. C'est au tour des voitures de l'artillerie de se préparer au passage.

Général comte Roguet : "Vers 4 heures du soir, le second pont livre passage aux trois cents voitures et canons du grand parc du 2e corps et des autres, au fur et à mesure de leur arrivée. L'intrépide général Legrand est blessé."

Làs ! A huit heures le soir (il fait déjà nuit depuis longtemps) trois chevalets s'effondrent sous le poids des voitures. Il faut que les pontonniers se remettent dans la rivière, dont ils doivent briser la glace. A onze heures, le pont est de nouveau praticable. Pas pour longtemps ! A deux heures du matin, nouvelle rupture, au point de plus grande profondeur de la rivière. Seul le charisme d'Éblé permet de mettre à nouveau les hommes au travail. 

Général comte Roguet :  "A trois reprises différentes , à 8 heures du soir, le 26, le 27, à 2 heures et à 6 heures du matin, plusieurs chevalets du pont des voitures s'enfoncent ; l'accident est chaque fois réparé en trois heures."

A sept heures du matin (on est alors le 27 novembre) le passage est de nouveau possible pour l'artillerie.

Le pont de piétons, quant à lui, a parfaitement résisté, et on aurait pu continuer à faire passer les hommes, dans cette nuit du 26 au 27. Mais ceux-ci n'osent pas, dans la nuit, s'y aventurer et, bientôt, 10 à 12.000 hommes s'amassent sur la rive gauche, devant un pont intact, et désespérément vide !

Le soir, l'Empereur bivouaque à Studianka.

Dans la nuit, Davout écrit à Berthier :

Monseigneur, je reçois à une heure après minuit la lettre de Votre Altesse, qui me prévient que nous sommes maîtres du passage de la Bérézina. Je me propose de mettre en mouvement le 1" corps aujourd'hui à cinq heures et demie du matin, et j’espère qu’il sera rendu à Borisow entre neuf et dix heures du matin."

27 novembre 1812


 © Anovi - 2002 - R. Ouvrard