Consulat et Premier Empire

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Témoignage du chirurgien Larrey sur la mort du maréchal Lannes, duc de Montebello


« (…) C’est à une très-courte distance de ce poste extrêmement périlleux, que S. E. le maréchal duc de Montebello fut frappé mortellement: il était à pied, revenant du champ de bataille au quartier impérial. Un boulet de gros calibre, après avoir fait un premier ricochet dans le fort de sa course, rencontra le genou gauche du maréchal, le traversa dans son épaisseur, et, changeant de direction, sans perdre de sa force, effleura la cuisse droite, dont il coupa les tégumens et une portion du muscle vaste interne, au lieu le plus saillant, et très-près de l’articulation du genou, laquelle, fort heureusement, n’avait pas été entamée. Le duc fut renversé sur le coup, en éprouvant une violente commotion au cerveau, et un très-grand ébranlement dans tous les organes.

Le maréchal Lannes blessé mortellement à la bataille d’Essling, le 22 mai 1809.

La nouvelle de cet accident m’étant aussitôt parvenue, je me rendis précipitamment au lieu même où le maréchal avait reçu sa blessure, et je le fis transporter à mon ambulance. Il avait le visage décoloré, les lèvres pâles, les yeux tristes, larmoyans, la voix faible, et son pouls était à peine sensible. Ses faculté morales étaient dérangées au point qu’il ne connaissait pas son danger. Combien ma situation n’était-elle pas pénible ! J’étais réduit à l’impossibilité de fonder une espérance certaine sur les secours de mon art, et cependant je ne pouvais, dans un cas aussi grave, dans une conjoncture aussi importante, abandonner le blessé aux seules ressources de la nature. Comment résister aussi à l’impression vive et sensible que la position déjà presque désespérée de ce grand capitaine produisait particulièrement sur moi qui étais honoré de son amitié, et qui avais eu le bonheur de lui porter des secours efficaces pour d’autre blessures qu’il avait reçues en Syrie et en Egypte ? J’avoue que ce fut une des les plus difficiles de ma vie : mais je recueillis toutes mes forces, et je réclamai l’assistance de plusieurs chirurgien-majors expérimentés. Nous examinâmes d’abord avec le plus grand soin les deux blessures. Celle de la cuisse droite fut pansée la première avec un appareil fort simple, parce qu’elle ne nous offrit aucun accident grave. Celle du genou gauche était effrayante par le fracas des os, la déchirure des ligamens, la rupture des tendons et de l’artère poplitée. Tous mes camarades reconnaissaient la nécessité de faire sur-le-champ l’amputation de ce membre ; mais personne n’aurait osé l’entreprendre à cause du peu d’espérance de succès que présentait cette opération, et d’après l’état de stupeur et de prostration extrême où était le blessé. Cependant, encouragé par plusieurs exemples de réussite, dans des cas analogues ; éclairé par une lueur d’espérance, et soutenu par le désir formel que manifestait le malade de subir l’opération, je me déterminai à la faire : elle fut pratiquée en moins de deux minutes, et le maréchal donna très-peu de signes de douleur. J’appliquai l’appareil usité ; et, après avoir conduit M. le duc jusqu’à l’île de Lobau, où l’Empereur le rencontra, je le confiai aux soins du chirurgien-major, M. Paulet (…)

Après y avoir organisé mon service, je m’empressai d’aller visiter S. E. le duc de Montebello, qu’on avait placé dans une maison d’un brasseur à Ebersdorf : il occupait une chambre fort petite, répondait d’un côté à la brasserie, et de l’autre à une cour humide et assez malsaine. La saison était variable et très-orageuse.

Kaiser-Ebersdorf, 12, Mailergasse : maison où est mort le maréchal Lannes le 31 mai 1809. Photo : Ouvrard

Je trouvai M. le duc extrêmement faible, dans une tristesse profonde et avec la pâleur de la mort. Ses idées étaient incohérentes et sa voix entrecoupée ; il se plaignait d’une pesanteur à la tête ; il était inquiet, éprouvait de l’oppression, et poussait de fréquens soupirs ; il ne pouvait supporter le poids des couvertures de son lit, quoiqu’elles fussent très-légères. Jusqu’alors il avait fait usage de boissons à la glace et acidulées. Ma présence parut lui faire une douce impression.

La température avait baissé tout-à-coup cause du passage momentané des vents, du sud au nord, et par l’effet des pluies d’orage qui avaient eu lieu la veille. Je proposai en conséquence aux médecins de flanelle, de lui donner fréquemment de bon bouillon, de bon vin, et de supprimer les boissons glaciales. Ses forces se ranimèrent un peu, et son sommeil fut plus calme. Le lendemain, les plaies furent pansées à fond pour la première fois : les appareils étaient imbibés d’une sérosité purulente ; la plaie du moignon avait un aspect favorable, et celle de la cuisse droite ne laissait entrevoir aucun accident ; une partie de ses bords était déjà recollée. Nous couvrîmes les premiers plumaceaux d’un digestif simple, et nous imbibâmes les compresses de vin chaud sucré. Les première vingt-quatre heures se passèrent assez bien. Je me faisais même illusion, et j’espérais, contre l’opinion malheureusement bien fondée de mes collègues, voir arriver la guérison. Mais dans la nuit du sixième au septième jour de l’accident, il se manifesta un accès de fièvre pernicieuse qui fut d’abord reconnu par M. le docteur Lanfranc, médecin de S. M. Nous nous réunîmes en consultation, M.M. les docteurs Yvan, Lanfranc, Paulet et moi. Il fut convenu qu’on administrait le quinquina à forte dose, et qu’on y ajouterait l’éther sulfurique : ces moyens furent mis en usage, et modifiés selon les circonstances. Un deuxième accès, moins effrayant cependant que le premier, se déclara douze heures après ; un troisième se montra dans la journée, avec délire, et fut suivi de la prostration presque absolue des forces vitales. Le danger devenait de plus en plus imminent. Les plaies néanmoins n’offraient encore aucun symptôme gangréneux ; seulement, la suppuration en était considérablement diminuée.

Sa Majesté, informée du danger où était son brave lieutenant-général, vint le visiter sur son lit de douleur. M. le docteur Franck, de Vienne, médecin justement célèbre, fut appelé en consultation : il donna son approbation au traitement mis en usage, et voulut rester avec nous auprès du malade dont les forces déclinaient progressivement . Enfin, le maréchal entra dans un délire complet qui fut de courte durée, et il mourut peu d’heures après dans un état assez calme. C’était à la fin du neuvième jour de l’accident et de la bataille.

Nous fûmes tous consternés de cette mort; j’en fus surtout vivement affecté. Je perdais, dans cet honorable compagnon d’Egypte, un protecteur puissant, qui m’avait donné plus d’une fois des marques d’un véritable attachement.

Je fus chargé d’embaumer son corps qui fut transporté pendant la nuit au château de Schönbrunn. Nous commençâmes les opérations de l’embaumement à la pointe du jour, dix-huit heures après la mort, et déjà la putréfaction était portée au plus haut degré. J’eus la plus grande peine à injecter les vaisseaux et à vider les cavités ; je fus obligé d’enlever tout le tissu cellulaire de l’habitude du corps et de l’interstice des muscles : le cœur ne contenait presque point de sang, et le cerveau était éloigné de la duremère d’environ douze millimètres. Les vaisseaux de communication de la pie-mère au cerveau étaient rompus ; une petite quantité de sang noirâtre était épanchée dans les circonvolutions, et les ventricules étaient pleins de sérosité roussâtre(…) »


Sources :

- Mémoires de chirurgie militaire et campagnes de D. J. Larrey (Tome III, 1812).