Le capitaine Coignet
Jean-Roch
Coignet (1776-1865) peut sans conteste être considéré comme l'archétype du
grognard. En entré au service en 1799, il va, lentement, car son éducation ne
lui permet pas d'aller plus vite, les échelons. Il sera caporal en 1807 - à un
âge, donc, où d'autres sont déjà général - puis sergent en 1809. Trois ans
plus tard, en 1812, il est nommé lieutenant, pour finalement finir les
campagnes napoléoniennes comme capitaine. Mais, s'étant distingué à Marengo
et axant reçu une arme d'honneur, il eut la prérogative d'être de la
première promotion de la Légion d'honneur. Il a laissé les célébrissimes
Cahiers, écrits de 1848 à 1850, et parus en1851, l'année où le neveu de
l'Empereur s'sseyait à la place de son oncle....
il ne faut pas lire ces Cahiers avec l’œil critique d’un historien ; ce serait rendre un bien mauvais service à notre capitaine. Coignet n’a pas vécu ni même la moitié de ce qu’il prétend dans ses Cahiers. On ne peut pas prendre Coignet au pied de la lettre : il a trop fait, trop vu, trop entendu. A le lire il était non seulement le bras droit de Napoléon mais on pourrait presque dire que l’Empereur n’était rien sans lui.
Il rapporte le plus souvent les histoires faites de légende et de merveilleux que se racontaient les grognards à la veillée. A force de se les répéter notre vénérable vieillard a fini par se convaincre qu’il les avaient vécues.
Mais tout ce qu'il raconte n'est pas faux et il nous fournit un témoignage important sur la vie militaire sous l'empire.
Austerlitz
(Coignet n'est encore que simple grenadier)
La joie que nous éprouvions de quitter Boulogne fut bientôt calmée. On nous fit faire des marches dont rien ne peut donner l'idée ; nous étions jour et nuit sur pied ; il fallait, dans les rangs, se tenir les uns les autres pour ne pas tomber de fatigue et de sommeil. Quelques-uns se jetaient dans les fossés, et il était impossible de les en tirer. Les coups de plat de sabre n'y réussissaient pas. En vain la musique jouait, en vain les tambours battaient la charge ; nous n'avions plus le courage d'avancer. Quand nous fûmes arrivés sur les hauteurs de Saverne, d'où l'on aperçoit le beau clocher de Strasbourg, l'espoir de nous reposer prochainement nous ranima un peu. Néanmoins, on fut obligé de mettre des voitures en réquisition pour ramasser les traînards.
A Strasbourg, l'empereur nous passa en revue ; de là nous fûmes dirigés à grandes journées vers Stuttgart, puis sur Ulm. Nous arrivâmes un matin sur les rives du Danube. Il pleuvait à verse. On nous installa dans un pré. A cinq ou six cents pas de nous se trouvait un pont que le maréchal Ney avait fait rétablir le matin. Il s'en était servi pour jeter son corps d'armée sur la rive opposée et attaquer le village d'Elchingen ; on entendait, dans cette direction, une canonnade épouvantable. Il y avait à côté de nous, sur notre gauche, des dragons qui barbotaient dans la boue ; on vint les chercher : ils passèrent le Danube et s'élancèrent à leur tour sur les coteaux d'Elchingen. On nous laissa tranquillement dans notre pré. La pluie continuait de tomber à torrents ; nous avions de l'eau jusqu'à mi-jambes. Il fallait voir la garde riant et sautant au milieu de cette inondation. J'avais sur mon sac la marmite de mon ordinaire ; elle n'était pas renversée et toute la pluie s'y accumulait. Quand je la sentais pleine, je me penchais de côté et je la vidais sans les jambes de mes camarades : c'était l'occasion de nouveaux rires.
Pendant une portion de la journée, le pont disparut sous les eaux qui avaient crû presque subitement. Mais, vers le soir, on commença à revoir les planches qui, par bonheur, n'avaient pas été entraînées. A quatre ou cinq heures, nous passâmes le Danube, et, gravissant l'énorme montagne sur laquelle est situé le village d'Elchingen, nous nous installâmes autour du couvent qui servait de quartier général à l'empereur. Ce pauvre village avait été le théâtre d'une lutte acharnée. Tous les habitants étaient partis : chaque maison avait été enlevée d'assaut. Les Autrichiens s'étaient battus en déterminés, et n'avaient cédé qu'à la fougue irrésistible du maréchal Ney.
Nous n'avions pas pris part à cette bataille et nous n'étions pas las. Mais, en revanche, nous étions trempés jusqu'aux os. Pour nous sécher, nous fîmes des feux gigantesques, si bien qu'une jolie petite maison bourgeoise en fut incendiée. Malgré nos efforts, il ne fut pas possible de réparer le mal et de la sauver. Qand l'empereur l'apprit, il se mit dans une grande colère.
Vous la paierez, nous dit-il ; je vais donner six cents francs, et vous, vous donnerez chacun un jour de votre paie ; je veux que toute la somme soit versée de suite au propriétaire. Les officiers faisaient la grimace, mais il fallut s'exécuter, et le propriétaire reçut bien plus qu'il n'avait perdu par notre fait.
Nous restâmes à Elchingen jusqu'à la reddition d'Ulm, et nous n'en sortîmes que pour voir les troupes du général Mack après la capitulation, défiler devant nous. L'empereur était placé sur une petite montagne en pain de sucre qui dominait toute la vallée. Il était entouré de sa garde et protégé par cinquante pièces de canon braquées dans la direction d'Ulm. Je fus mis en faction à quelque distance de lui; je l'entendais parler au comte Hulin, général des grenadiers à pied. Il avait fait allumer un bon feu, et tout en causant, il se chauffait par derrière, si bien qu'il brûla sa capote grise. Tout à coup, on vit sortir de la ville l'armée autrichienne qui s'était rendue. Elle s'avançait en bon ordre jusqu'en face de l'empereur. Arrivés à ce point, les soldats qui avaient passé leurs gibernes et leurs sabres pardessus leur sac, s'en débarrassaient et jetaient leurs fusils en un tas. Je ne sais au juste le nombre de ceux qui déposèrent ainsi les armes, mais le défilé semblait ne devoir jamais finir. On ne peut avoir l'idée d'un pareil spectacle. Le général Mack s'avança près de l'empereur pour lui remettre son épée : c'était un petit homme avec un ventre énorme.
Napoléon refusa de le désarmer et lui laissa son épée, ainsi qu'à ses officiers ; il s'entretint même longtemps avec eux.
Le soir, nous fîmes notre entrée dans Ulm, aux acclamations de tout le peuple, et l'empereur nous adressa cette belle proclamation qui finit par ces mots Mes soldats sont mes enfants ! De là, nous partîmes pour Augsbourg, puis pour Schoenbrunn ; puis nous entrâmes dans Vienne, et, après maints détours, on nous dirigea sur la Moravie. Nous étions harassés de fatigue. L'empereur, disionsnous, ne gagne plus de batailles avec nos bras, mais avec nos jambes. A Brünn, nous eûmes le temps de nous reposer. Le gros de l'armée était du côté d'Austerlitz, et, tous les jours, l'empereur allait voir les lignes. Il revenait content. Les prises de tabac marchaient bon train ; il se promenait les mains derrière le dos et parlait à tout son monde. Bientôt il nous donna l'ordre de partir et de nous porter en avant. Nous nous arrêtâmes en face le plateau de Pratzen, et nous y campâmes. Devant nous se trouvait un ruisseau tout gelé ; à côté, les grenadiers Oudinot, et, derrière, la cavalerie.
Le 1er décembre 1805, Napoléon vint nous visiter avec ses maréchaux. Il passa devant notre front de bandière ; nous étions en train de manger du cotignac, dont nous avions trouvé d'énormes pots dans les villages voisins, opus en faisions de grandes tartines. L'empereur se mit à rire en nous voyant. Ah ! dit-il, vous mangez des confitures. C'est bien, ne bougez pas ; mais il faut mettre des pierres neuves à vos fusils, demain matin vous en aurez besoin ; tenez-vous prêts.
Au même moment passaient quelques grenadiers à cheval qui poursuivaient une douzaine de cochons fuyant devant eux ; dès que nous aperçûmes ce gibier, nous mîmes le sabre à la main pour lui barrer le passage, et nous manoeuvrâmes si bien que tous les cochons furent pris. L'empereur s'arrêta pour assister à ce combat d'un nouveau genre, il riait aux éclats. Puis, après la victoire, il distribua le butin. Nous eûmes six cochons et les autres furent donnés aux grenadiers à cheval ; grâce à ce partage, nous pûmes nous régaler d'excellentes grillades.
Le soir, l'empereur sortit encore de sa tente, et monta à cheval pour parcourir les avant-postes. Pour éclairer sa route, Brune et quelques grenadiers à cheval de son escorte, portaient des torches allumées : ce fut le signal d'une illumination générale. Chacun prit, aux baraques, une poignée de paille dans chaque main et l'alluma. On vit bientôt briller, sur tout le front de notre armée, d'innombrables lumières ; puis, quand l'empereur passait il était reçu par des acclamations frénétiques, la musique résonnait, les tambours battaient aux champs.
Du haut des montagnes de Pratzen, les Russes pouvaient entendre tous ces bruits et voir cet incroyable spectacle. Ils pouvaient calculer le nombre et deviner l'enthousiasme de cette armée, qui se préparait à leur souhaiter le bonjour dès le lendemain matin. Dans la nuit, on nous lut la fameuse proclamation où le plan de la bataille était indiqué d'avance, et où les résultats de la victoire nous étaient déjà signalés.
Le 2 décembre, bien avant le jour, l'empereur se rendit une dernière fois aux avant-postes pour s'assurer des positions de l'armée russe ; il revint se placer sur une petite montagne située au-dessus de l'endroit où il avait passé la nuit, mais toujours en face des plateaux de Pratzen. Il nous fit mettre en bataille derrière son état-major, donna ses ordres à tous ses maréchaux, les envoya chacun à son poste et commanda d'engager l'action. Nous attendîmes assez longtemps dans une immobilité complète. D'abord le brouillard nous empêchait de distinguer ce qui se passait. Mais bientôt un soleil radieux éclaira toute la campagne. Jamais peut-être, à pareille époque de l'année, il ne brilla d'un éclat aussi vif. Nous vîmes que les pentes du plateau de Pratzen avaient déjà été enlevées par les troupes de ligne. L'empereur nous fit avancer pour appuyer ce mouvement. Nous étions là vingt-cinq mille bonnets à poil - la garde et les grenadiers Oudinot, - et des gaillards qui avaient soif de gloire autant que leur grand capitaine. Qu'on se figure l'aspect d'une pareille colonne, s'ébranlant tout à coup, et l'empereur au milieu !
Après avoir traversé les bas-fonds et les ruisseaux qui occupaient le fond de la vallée, nous nous élançâmes sur le revers opposé, marchant en zigzag et appuyant tantôt à droite tantôt à gauche. La ligne, voyant derrière elle cette réserve formidable, se battait avec la plus grande confiance, et aussi nous n'eûmes pas besoin de tirer un seul coup de fusil pour la soutenir. Nous montions tranquillement, au son des tambours et de la musique. Napoléon avait voulu faire honneur aux empereurs qui commandaient l'armée ennemie. Contrairement à l'habitude, il avait ordonné que les musiciens restassent à leur poste au centre de chaque bataillon. Les nôtres étaient au grand complet avec leur chef en tête, un vieux troupier d'au moins soixante ans. Ils jouaient une chanson bien connue de nous
On va leur percer le flan,
Ran, ran, ran, ran, tan plan tire lire.
On va leur percer la flanc,
Que nous allons rire.
Ran tan plan tire lire, Que nous allons rire.
Pendant cet air, en guise d'accompagnement, les tambours, dirigés par M. Sénot, leur major, un homme accompli, battaient la charge à rompre les caisses ; et les tambours et la musique se mêlaient. C'était à entraîner un paralytique !
Arrivés sur le sommet du plateau, nous n'étions plus séparés des ennemis que par les débris des corps qui se battaient devant nous depuis le matin. Précisément nous avions en face la garde impériale russe.
L'empereur nous fit arrêter, et lança d'abord les mamelucks et les chasseurs à cheval. Ces mamelucks étaient de merveilleux cavaliers ; ils faisaient de leur cheval ce qu'ils voulaient. Avec leur sabre recourbé ils enlevaient une tête d'un seul coup, et avec leurs étriers tranchants ils coupaient les reins d'un soldat. L'un d'eux revint à trois reprises différentes apporter à l'empereur un étendard russe ; à la troisième l'empereur voulut le retenir, mais il s'élança de nouveau et ne revint plus. Il resta sur le champ de bataille. Les chasseurs ne valaient pas moins que les mamelucks. Cependant ils avaient à faire à trop forte partie. La garde impériale russe était composée d'hommes gigantesques et qui se battaient en déterminés. Notre cavalerie finit par être ramenée. Alors l'empereur lâcha les chevaux noirs, c'est-à-dire les grenadiers à cheval, commandés par le maréchal Bessières. Ils passèrent à côté de nous comme l'éclair et fondirent sur l'ennemi.
Pendant un quart d'heure ce fut une mêlée incroyable, et ce quart d'heure nous parut un siècle. Nous ne pouvions rien distinguer dans la fumée et la poussière. Nous avions peur de voir nos camarades sabrés à leur tour. Aussi, nous avancions lentement derrière eux, et s'ils eussent été battus, c'était notre tour. La vieille garde et les grenadiers Oudinot étaient là pour frapper le dernier coup. Mais la fumée et la poussière ne tardèrent pas à disparaître. De la garde impériale russe on ne voyait plus rien. Les uns étaient couchés sur le champ de bataille, les autres avaient disparu je ne sais par quelle issue et nos cavaliers revinrent triomphants se placer derrière l'empereur.
Nous continuâmes d'avancer, en tournant à droite jusque sur le revers du plateau qui s'abaisse vers les étangs. De là, nous aperçûmes notre aile droite qui se battait depuis le matin dans les bas-fonds, et en face d'elle toute l'aile gauche de l'armée russe. L'empereur descendit de ce côté avec les grenadiers Oudinot et presque toute sa garde, notamment l'artillerie. Alors les Russes se trouvèrent acculés à des montagnes inaccessibles, formant une espèce de rond-point, et dominées par un clocher que nous apercevions dans le lointain. Ils n'avaient pour s'échapper que les étangs et la chaussée qui les sépare. Or, cette chaussée était encombrée de chariots et de caissons. Ils furent obligés de se précipiter sur la glace des étangs. Malheureusement pour eux, les boulets et les obus brisèrent bientôt cette glace et ils prirent un horrible bain.
Notre premier régiment de grenadiers à pied était resté sur les hauteurs de Pratzen, rangé derrière des muriers de pierres qui se prolongent sur presque toute la crête. Nous étions là aux premières loges, regardant, à nos pieds, la défaite de l'armée russe et battant des mains de toutes nos forces.
Au milieu de ces circonstances solennelles, nous trouvâmes moyen de rire comme des enfants. Un lièvre, qui se sauvait tout affolé de peur, arriva droit à nous. Mon capitaine Renard l'apercevant s'élance pour le sabrer au passage, mais le lièvre fait un crochet. Mon capitaine persiste à le poursuivre, et le pauvre animal n'a que le temps de se réfugier, comme un lapin, dans un trou au milieu des muriers dont je parlais précédemment. Nous, qui assistions à cette chasse, nous criions tous à qui mieux mieux: « Le renard n'attrapera pas le lièvre ! Le renard n'attrapera pas le lièvre ! » Et, en effet, il ne put l'attraper ; aussi on se moqua de lui, et l'on rit d'autant plus que le capitaine était le plus excellent homme, estimé et chéri de tous ses soldats.
Cependant la bataille était finie ; il était à peine deux heures. La soirée se passa à poursuivre les fuyards, à prendre les canons, les équipages et à ramener des prisonniers. Il fallut aussi recueillir les blessés. Chaque corps fournit des hommes pour cette pénible corvée.
Vers la nuit, l'empereur fut conduit en triomphe à son quartier général. Nous allâmes chercher, dans les villages voisins du champ de bataille, du bois, de la paille et tout ce qui était nécessaire pour bivouaquer. Je descendis le revers de la montagne qui fait face aux étangs. Nos maraudeurs avaient découvert là de nombreuses ruches, et, pour voir clair à s'emparer du miel, ils avaient mis le feu à un immense hangar ; cet incendie facilita notre besogne à tous.
Ne trouvant pas de vivres et ne voulant pas m'en aller les mains vides, j'avisai un grand tonneau en bois de sapin. J'entrai dans une maison, je pris un lit de plume et le fourrai dans mon tonneau. Mes camarades me chargèrent sur les épaules cette étrange capture. Quand il fallut remonter les pentes abruptes qui me séparaient de notre bivouac, et le sentier tortueux qui y conduisait, j'eus des peines énormes ; mon tonneau vacillait et roulait sur mon dos, menaçant de m'entraîner avec lui, je craignais à chaque instant de ne pas atteindre le but ; heureusement mon courage surmonta les difficultés.
Je redescendis ensuite chercher de la paille. M'en étant procuré, je la plaçai dans la partie concave et inférieure de mon tonneau et le lit de plume par-dessus. Mon capitaine Renard, qui avait deviné mon intention, m'avait demandé une place dans ma cabine improvisée. Nous nous glissâmes tous les deux sur le lit de plume, la tête la première et les pieds en dehors, exposés au feu du bivouac. Nous passâmes une nuit délicieuse. Jamais je n'oublierai, disait mon capitaine, que je vous dois ce bonheur. Et, en effet, il me prouva souvent qu'il n'était pas ingrat.
Le lendemain, nous partîmes pour Austerlitz. C'était un pauvre village, dont les maisons étaient toutes couvertes de chaume, avec un antique château dans lequel l'empereur s'était installé. Nous trouvâmes six cents moutons dans les écuries de ce vieux manoir. La distribution en fut faite à la garde. Les vivres commencèrent à nous arriver.
La paix ne tarda pas non plus, et dès que Napoléon se fut entendu avec l'empereur d'Autriche, nous revînmes à Vienne, puis à Schönbrunn. C'est là, dans ce beau palais impérial, que nous devions nous reposer de nos fatigues, jusqu'au jour où l'ordre vint de regagner la France. L'armée restait dans le pays conquis, mais la garde était plus heureuse. Elle rentrait dans ses foyers. Quelle joie pour nous !