TRENTIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE[1].

 

Austerlitz, le 12 frimaire an 14[2].

 

      Le 6 frimaire[3], l’Empereur en recevant la communication des pleins-pouvoirs de MM. de Stadion[4] & Giulay[5] offrit, préalable­ment un armistice, afin d’épargner le sang, si l’on avait effective­ment envie de s'arranger & d’en venir à un accommodement définitif.

 

      Mais il fut facile à l’Empereur de s'apercevoir qu’on avait d’autres projets ; &, comme l’espoir du succès ne pouvait venir à l’ennemi que du côté de l’armée russe, il conjectura aisément que les deuxième & troisième armées étaient arrivées ou sur le point d’arriver à Olmütz[6], & que les négociations n’étaient plus qu’une ruse de guerre, pour endormir sa vigilance.

 

      Le 7, à 9 heures du matin une nuée de cosaques, soutenue par la cavalerie russe, fit plier les avant-postes du prince Murat, cerna Vischau[7] & prit 50 hommes à pied du 6e.[8] régiment de dragons. Dans la journée l’Empereur de Russie se rendit à Vischau, & toute l’armée russe prit position derrière cette ville.

 

      L’Empereur avait envoyé son aide-de-camp, le général Savary[9] pour complimenter l’empereur de Russie, dès qu’il avait su ce prince arrivé à l’armée. Le général Savary revint au moment où l’Empereur faisait la reconnaissance des feux des bivouacs ennemis placés à Vischau. Il se loua beaucoup du bon accueil, des grâces & des bons sentiments personnels de l’empereur de Russie, & même du grand duc Constantin[10], qui eut pour lui toute espèce de soins & d’attention ; mais il lui fut facile de comprendre par la suite des conversations qu’il eut pendant trois jours avec une 30e. de freluquets, qui, sous différents titres, environnent l’Empereur de Russie, que la présomption, l’imprudence & l’inconsidération régneraient dans les décisions du cabinet militaire, comme elles avaient régné dans celles du cabinet politique.

 

      Une armée ainsi conduite ne pouvait tarder à faire des fautes. Le plan de l’Empereur fut dès ce moment de les attendre & d’épier l’instant d’en profiter. Il donna sur-le-champ l'ordre de retraite à son armée, se retira de nuit, comme s'il eût essuyé une défaite, prit une bonne position à trois lieues en arrière, fit travailler avec beaucoup d’ostentation à la fortifier & à y établir des batteries. Il fit proposer une entrevue à l’empereur de Russie qui lui envoya son aide-de-camp le prince Dolgorucki[11]. Cet aide-de-camp put remarquer que tout respirait dans la contenance de l’armée française la réserve & la timidité. Le placement des grands’gardes[12], les fortifications que l’on faisait en toute hâte, tout laissait voir à l’officier russe une armée à demi-battue.

 

      Contre l’usage de l’Empereur, qui ne reçoit jamais avec tant de circonspection les parlementaires à son quartier-général, il se rendit lui-même à ses avant-postes. Après les premiers compliments, l’officier russe voulut entamer des questions politiques. Il tranchait sur tout avec une impertinence difficile à imaginer ; il était dans l’ignorance la plus absolue des intérêts de l’Europe & de la situation du Continent. C’était en un mot un jeune trompette de l’Angleterre. Il parlait à l’Empereur, comme il parle aux officiers russes, que depuis longtemps il indigne par sa hauteur & ses mauvais procédés. L’Empereur contint toute son indignation, & ce jeune homme qui a pris une véritable influence sur l’empereur Alexandre, retourna plein de l’idée que l’armée française était à la veille de sa perte. On se convaincra de tout ce qu’a dû souffrir l’Empereur quand on saura que sur la fin de la conversation, il lui proposa de céder la Belgique & de mettre sa couronne de fer[13] sur la tête des plus implacables ennemis de la France[14]. Toutes ces différentes démarches remplirent leur effet.

 

      Les jeunes têtes qui dirigent les affaires russes se livrèrent sans mesure à leur présomption naturelle. Il n’était plus question de battre l’armée française, mais de la tourner & de la prendre. Elle n’avait tant fait que par la lâcheté des autrichiens. On assure que plusieurs vieux généraux autrichiens qui avaient fait des campagnes contre l’Empereur, prévinrent le conseil que ce n’était pas avec cette confiance qu’il fallait marcher contre une armée qui comptait tant de vieux soldats & d'officiers du premier mérite. Ils disaient qu’ils avaient vu l’Empereur réduit à une poignée de monde dans les circonstances les plus difficiles, ressaisir la victoire par des opérations rapides & imprévues, & détruire les armées les plus nombreuses ; que cependant ici on n’avait obtenu aucun avantage ; qu’au contraire toutes les affaires d’arrière-garde, de la première armée russe avaient été en faveur de l’armée française. Mais à cela cette jeunesse présomptueuse opposait la bravoure de 80,000 russes, l’enthousiasme que leur inspirait la présence de leur Empereur, le corps d’élite de la garde impériale de Russie, &, ce qu’ils n’osaient probablement pas dire, leurs talents, dont ils étaient étonnés que les autrichiens voulussent méconnaître la puissance.

 

      Le 10, l’Empereur, du haut de son bivouac, aperçut, avec une indicible joie, l’armée russe commençant à deux portées de canon de ses avant-postes, un mouvement de flanc pour tourner sa droite. Il vit alors jusqu’à quel point la présomption & l’ignorance de l’art de la guerre, avait égaré les conseils de cette brave armée ; il dit plusieurs fois : “Avant demain au soir cette armée est à moi.” Cependant le sentiment de l’ennemi était bien différent : il se présentait devant nos grands’gardes à portée de pistolet ; il défilait par une marche de flanc sur une ligne de quatre lieues, en prolongeant l’armée française qui paraissait ne pas oser sortir de sa position. Il n’avait qu’une crainte ; c’était que l’armée française ne lui échappât. On fit tout pour confirmer l’ennemi dans cette idée. Le prince Murat fit avancer un petit corps de cavalerie dans la plaine ; mais tout d’un coup il parut étonné des forces immenses de l’ennemi & rentra à la hâte. Ainsi tout tendait à confirmer le général russe dans l’opération mal calculée qu’il avait arrêtée. L’Empereur fit mettre à l’ordre la proclamation ci-jointe. Le soir il voulut visiter à pied & incognito tous les bivouacs : mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il fut reconnu. Il serait impossible de peindre l’enthousiasme du soldat en le voyant. Des fanaux de paille furent mis en un instant au haut de milliers de perches, & quatre-vingt mille hommes se présentèrent au-devant de l’Empereur, en le saluant par des acclamations, les uns pour fêter l’anniversaire de son couronnement, les autres disant que l’armée donnerait le lendemain son bouquet à l’Empereur. Un des plus vieux grenadiers s'approche de lui & lui dit :

 

      “Sire, tu n’auras pas besoin de t’exposer ; je te promets au nom des grenadiers de l’armée que tu n’auras à combattre que des yeux, & que nous t’amènerons demain les drapeaux & l’artillerie de l’armée russe, pour célébrer l’anniversaire de ton couronnement.” L’Empereur dit en entrant dans son bivouac, qui consistait en une mauvaise cabane de paille sans toit, que lui avaient faite les grenadiers : “Voilà la plus belle soirée de ma vie : mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens au mal que cela me fait qu’ils sont véritablement mes enfants, & en vérité je me reproche quelquefois ce sentiment, car je crains qu’il ne finisse par me rendre inhabile à faire la guerre.” Si l’ennemi eût pu voir ce spectacle, il eût été épouvanté. Mais l’insensé continuait toujours son mouvement & courait à grands pas à sa perte.

 

      L’Empereur fit sur-le-champ toutes ses dispositions de bataille, il fit partir le maréchal Davoust en toute hâte pour se rendre au couvent de Raygern[15]. Il devait avec une de ses divisions & une division de dragons y contenir l’aile gauche de l’ennemi, afin qu’au moment donné elle se trouvât toute enveloppée. Il donna le commandement de la gauche au maréchal Lannes, de la droite au maréchal Soult, du centre au maréchal Bernadotte & de toute la cavalerie, qu’il réunit sur un seul point, au prince Murat. La gauche du maréchal Lannes était appuyée au Santon[16], position superbe que l’Empereur avait fait fortifier & où il avait fait placer 18 pièces de canon.

 

      Dès la veille il avait confié la garde de cette belle position au 17e.[17] régiment d’infanterie légère, & certes, elle ne pouvait être gardée par de meilleures troupes. La division du général Souchet[18] formait la gauche du maréchal Lannes. Celle du général Caffarelli formait sa droite qui était appuyée de la cavalerie du prince Murat. Celle-ci avait devant elle les hussards & chasseurs sous les ordres du général Kellermann & les divisions de dragons Walther & Beaumont, & en réserve les divisions de cuirassiers des généraux Nansouty & d'Hautpoult, avec 24 pièces d’artillerie légère.

 

      Le maréchal Bernadotte, c’est-à-dire le centre, avait à sa gauche la division du général Rivaud[19], appuyée à la droite du prince Murat, & à sa droite la division du général Drouet[20].

 

      Le maréchal Soult, qui commandait la droite de l’armée, avait à sa gauche la division du général Vandamme, au centre la division du général Saint-Hilaire, à sa droite la division du général Legrand.

 

      Le maréchal Davoust était détaché sur la droite du général Legrand qui gardait les débouchés des étangs & des villages de Sokolnitz[21] & de Celnitz[22]. Il avait avec lui la division Friant[23] & les dragons de la division du général Bourcier[24]. La division du général Gudin[25] devait se mettre de grand matin en marche de Nikolsburg[26] pour contenir le corps ennemi qui aurait pu déborder la droite.

 

      L’Empereur, avec son fidèle compagnon de guerre le maréchal Berthier, son premier aide-de-camp, le colonel-général Junot[27], & tout son état-major, se trouvait en réserve avec les 10 bataillons de sa garde, & les 10 bataillons de grenadiers du général Oudinot, dont le général Duroc commandait une partie.

 

      Cette réserve était rangée sur deux lignes en colonnes par bataillon à distance de déploiement, ayant dans les intervalles 40 pièces de canon, servies par les canonniers de la garde. C’est avec cette réserve que l’Empereur avait le projet de se précipiter partout où il eût été nécessaire. On peut dire que cette réserve seule valait une armée.

 

      A une heure du matin, l’Empereur monta à cheval pour parcourir ses postes, reconnaître les feux de bivouacs de l’ennemi & faire rendre compte par les grand’gardes de ce qu’elles avaient pu entendre des mouvements des russes. Il apprit qu’ils avaient passé la nuit dans l’ivresse & des cris tumultueux, & qu’un corps d’infanterie russe s'était présenté au village de Sokolnitz, occupé par un régiment de la division du général Legrand, qui reçut ordre de le renforcer.

 

      Le 11 frimaire le jour parut enfin : le soleil se leva radieux, & cet anniversaire du couronnement de l’Empereur où allait se passer un des plus beaux faits d’armes du siècle, fut une des plus belles journées de l’automne.

 

      Cette bataille, que les soldats s'obstinent à appeler la journée des trois Empereurs, que d’autres appellent la journée de l’anniversaire, & que l’Empereur a nommée la bataille d’Austerlitz, sera à jamais mémorable dans les fastes de la grande nation.

 

      L’Empereur, entouré de tous les maréchaux, attendait, pour donner ses derniers ordres, que l’horizon fût bien éclairci. Aux premiers rayons du soleil les ordres furent donnés & chaque maréchal rejoignit son corps au grand galop.

 

      L’Empereur dit en passant sur le front de bandière de plusieurs régiments : “Soldats, il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre qui confonde l’orgueil de nos ennemis :" & aussitôt les chapeaux au bout des baïonnettes & des cris de vive l’Empereur furent le véritable signe du combat. Un instant après la canonnade se fit entendre à l’extrémité de la droite que l’avant-garde ennemie avait déjà débordée ; mais la rencontre imprévue au maréchal Davoust arrêta l’ennemi tout court, & le combat s'engagea.

 

      Le maréchal Soult s'ébranle, au même instant se dirige sur les hauteurs du village de Pratzen[28] avec les divisions des généraux Vandamme & Saint-Hilaire & coupe entièrement la droite de l’ennemi dont tous les mouvements devinrent incertains. Surprise par une marche de flanc pendant qu’elle fuyait, se croyant attaquante & se voyant attaquée, elle se regarde comme à demi-battue.

 

      Le prince Murat s'ébranle avec sa cavalerie, la gauche commandée par le maréchal Lannes, marche en échelons, par régiment comme à l’exercice. Une canonnade épouvantable s'engage sur toute la ligne. 200 pièces de canon, & près de 200,000 hommes faisaient un bruit affreux. C’était un véritable combat de géants. Il n’y avait pas une heure qu’on se battait, & toute la gauche de l’ennemi était coupée. Sa droite se trouvait déjà arrivée à Austerlitz[29], quartier-général des deux empereurs[30], qui durent faire marcher sur-le-champ la garde de l’empereur de Russie pour tâcher de rétablir la communication du centre avec la gauche. Un bataillon du 4e.[31] de ligne fut chargé par la garde impériale russe à cheval[32], & culbuté ; mais l’Empereur n’était pas loin : il s'aperçut de ce mouvement ; il ordonna au maréchal Bessières de se porter au secours de sa = droite avec ses invincibles, & bientôt les deux gardes furent aux mains.

 

      Le succès ne pouvait être douteux. Dans un moment la garde russe fut en déroute. Colonel, artillerie, étendards, tout fut enlevé. Le régiment du grand-duc Constantin fut écrasé. Lui-même ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval.

 

      Des hauteurs d’Austerlitz, les deux empereurs virent la défaite de toute la garde russe. Au même moment, le centre de l’armée commandée par le maréchal Bernadotte s'avança. Trois de ses régiments soutinrent une très-belle charge de cavalerie. La gauche, commandée par le maréchal Lannes, donna plusieurs fois ; toutes les charges furent victorieuses. La division du général Caffarelli, s'est distinguée. Les divisions de cuirassiers se sont emparées des batteries de l’ennemi. A une heure après-midi la victoire était décidée, elle n’avait pas été un moment douteuse. Pas un homme de la réserve n’avait été nécessaire & n’avait donné nulle part. La canonnade[33] ne se soutenait plus qu’à notre droite ; le corps ennemi qui avait été cerné & chassé de toutes ses hauteurs, se trouvait dans un bas-fond & acculé à un lac : l’Empereur s'y porta avec 20 pièces de canon : ce corps fut chassé de position en position, & l’on vit un spectacle horrible, tel qu’on l’avait vu à Aboukir[34] : 20,000 hommes se jetant dans l’eau & se noyant dans les lacs[35]. Deux colonnes, chacune de 4000 russes mettent bas les armes & se rendent prisonnières. Tout le parc ennemi est pris. Les résultats de cette journée sont quarante drapeaux russes, parmi lesquels sont les étendards de la garde impériale ; un nombre considérable de prisonniers : l’état-major ne les connaît pas encore tous. On avait déjà la note de vingt mille, douze ou quinze généraux au moins, quinze mille russes tués, restés sur le champ de bataille. Quoiqu’on n’ait pas encore les rapports, on peut, au premier coup-d’œil, évaluer notre perte à huit cents hommes tués & à quinze ou seize cents blessés. Cela n’étonnera pas les militaires qui savent que ce n’est que dans la déroute qu’on perd des hommes. Et nul autre corps que le bataillon du 4e. n’a été rompu. Parmi les blessés, sont le général Saint-Hilaire, qui, blessé au commencement de l’action, est resté toute la journée sur le champ de bataille ; il s'est couvert de gloire ; les généraux de division Kellermann & Walter[36], les généraux de brigade Valhubert[37], Thiebault[38], Sebastiani, Compan[39], & Rapp[40], aide-de-camp de l’Empereur. C’est ce dernier qui, en chargeant à la tête des grenadiers de la garde, a pris le prince Repnin[41], commandant les chevaliers de la garde impériale de Russie.

 

      Quant aux hommes qui se sont distingués, c’est toute l’armée qui s'est couverte de gloire. Elle a constamment chargé aux cris de vive l’Empereur, & l’idée de célébrer si glorieuse­ment l’anniversaire du couronnement animait encore le soldat.

 

      L’armée française, quoique nombreuse & belle, était moins nombreuse que l’armée ennemie qui était forte de cent & cinq mille hommes, dont quatre-vingt mille russes & vingt-cinq mille autrichiens. La moitié de cette armée est détruite ; le reste a été mis en déroute complète & la plus grande partie a jeté ses armes.

 

      Cette journée coûtera des larmes de sang à St.-Pétersbourg[42]. Puisse-t-elle y faire rejeter avec indignation l’or de l’Angleterre ! & puisse ce jeune Prince[43], que tant de vertus appelaient à être le père de ses sujets, s'arracher à l’influence de ces trente freluquets que l’Angleterre solde avec art, & dont les impertinences, obscurcissant ses intentions, lui font perdre l’amour de ses soldats & le jettent dans les opérations les plus erronées ! La nature, en le douant de si grandes qualités, l’avait appelé à être le consolateur de l’Europe.

 

      Des conseils perfides, en le rendant l’auxiliaire de l’Angleterre, le placeront dans l’histoire du rang des hommes qui, en perpétuant la guerre sur le Continent, auront consolidé la tyrannie britannique sur les mers & fait le malheur de notre génération. Si la France ne peut arriver à la paix qu’aux conditions que l’aide-de-camp Dolgoroucki a proposées à l’Empereur, & que M. de Novosilzof[44] avait été chargé de porter, la Russie ne les obtiendrait pas, quand même son armée serait campée sur les hauteurs de Montmartre[45].

      Dans une relation plus détaillée de cette bataille, l’état-major fera connaître ce que chaque corps, chaque officier, chaque général, ont fait pour illustrer le nom français & donner un témoignage de leur amour à leur Empereur.

 

      Le 12, à la pointe du jour, le prince Jean de Liechtenstein[46], commandant l’armée autrichienne, est venu trouver l’Empereur à son quartier général, établi dans une grange. Il en a eu une longue audience. Cependant nous poursuivons nos succès. L’ennemi s'est retiré sur le chemin d’Austerlitz à Godding[47]. Dans cette retraite il prête le flanc, l’armée française est déjà sur ses derrières, & le suit l’épée dans les reins. Jamais champ de bataille ne fut plus horrible. Du milieu de lacs immenses on entend encore les cris de milliers d’hommes qu’on ne peut secourir. Il faudra trois jours pour que tous les blessés ennemis soient évacués sur Brunn. Le cœur saigne ! Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin sur les perfides insulaires qui en sont la cause ! Puissent les lâches oligarques de Londres porter la peine de tant de maux !

 

Au bivouac, le 10 frimaire[48].

 

      Soldats, l’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrunn, & que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici.

 

      Les positions que nous occupons sont formidables, & pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc.

 

      Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu, si avec votre bravoure accoutumée vous portez le désordre & la confusion dans les rangs ennemis ; mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups : car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation.

 

      Que sous prétexte d’emmener les blessés on ne dégarnisse pas les rangs, & que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation.

 

      Cette victoire finira notre campagne, & nous pourrons reprendre nos quartiers-d’hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, & alors la paix que je ferai, sera digne de mon peuple, de vous & de moi.

Signé NAPOLÉON.

 

Austerlitz, le 12 frimaire[49].

 

      Soldats, je suis content de vous ; vous avez à la journée d’Austerlitz, justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche, a été en moins de quatre heures ou coupée ou dispersée ; ce qui a échappé à votre fer, s’est noyé dans les lacs.

 

      Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, & en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, & désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue & dissoute. La paix ne peut plus être éloignée ; mais, comme je l’ai promis à mon peuple, avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties & assure des récompenses à nos alliés.

 

      Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut éclat de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux. Mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la détruire & à l’avilir ; & cette couronne de fer conquise par le sang de tant de français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis ; projets téméraires & insensés que le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre EMPEREUR, vous avez anéantis & confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver, & de nous menacer que de nous vaincre.

 

      Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur & la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France. Là vous serez l’objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, & il vous suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave !

Signé NAPOLÉON.

 



[1] In : Mémorial administratif du département de l'Ourte, n° 306 du 5 nivôse an XIV (26.12.1805), p. 298-306. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l'Ourte ; IX).

[2] 3 décembre 1805.

[3] 27 novembre 1805.

[4] Johann Philipp Stadion, comte von Warthausen (1763-1824). Diplomate, Stadion a été le principal négociateur, en tant qu'envoyé autrichien à Saint-Pétersbourg, de l'alliance entre la Russie et l'Autriche. Le 25 décembre, il sera nommé ministre directeur des Affaires étrangères (et de facto chancelier) et le restera jusqu'à la défaite de 1809. Il terminera sa carrière en tant que ministre des finances (1816-1824).

[5] Lire Gyulay.

[6] Olomouc.

[7] Wischau, auj. Vyškov, ville de Moravie, à 30 kms à l'est de Brno, sur la route d'Olomouc. Elle se trouve aussi à un peu moins de 20 kms au nord-est d'Austerlitz.

[8] Commandé par le colonel Jacques Lebaron (tué en 1807).

[9] Jean Marie René Savary (1744-1833). Général (1803), duc de Rovigo (1808), ministre de la Police générale (1810-1814), pair des Cent Jours (1815).

[10] Konstantín Pávlovitch Románov (1779-1831). Frère cadet de l'empereur Alexandre, il renoncera à ses droits à la couronne impériale en 1822 et laissera de la sorte son autre frère, Nikolaï, monter sur le trône (1825). De 1815 à 1830, il sera vice-roi du royaume de Pologne reconstitué sous domination russe.

[11] Peter Petrovitch Dolgoroukov, Prince Dolgorouki (1777-1806).

[12] Corps de garde principal d'un camp militaire.

[13] La couronne du royaume d'Italie.

[14] Le roi de Sardaigne qui est, depuis l'abdication de son frère Carlo Emanuele IV (1751-1819), Vittorio Emanuele I di Savoia (1759-1824), beau-frère des futurs rois de France Louis XVIII et Charles X. Sur ces propositions russes, voir Correspondance de Napoléon Premier, op. cit., p. 455, n° 9545, "A l'électeur de Wurtemberg", du 5 décembre 1805.

[15] Raigern, auj. Rajhrad, dans la banlieue sud de Brno.

[16] Colline située entre les actuels villages de Tvarožná (Bosenitz) et Rohlenka (Parkplatz), au nord-ouest d'Austerlitz, juste au-dessus de la route menant de Brno à Olomouc. Elle s'appelait alors Padelek et fut rebaptisée par les soldats français auxquels elle rappelait une colline en Égypte à laquelle ils avaient déjà donné ce nom.

[17] Régiment commandé par Dominique Honoré Antoine Marie (de) Vedel (1771-1848), nommé général le 24 décembre suivant. Comte de l'Empire (1808), il voit sa carrière momentanément brisée pour avoir obéi aux ordres du général Dupont à Bailen. Destitué en 1812, il est relevé de sa destitution en 1813.

[18] Lire : Suchet.

[19] Olivier Macoux Rivaud (1766-1839). Général (1798), gouverneur du duché de Brunswick (1807), baron de la Raffinière et de l'Empire (1808), comte (nommé par Louis XVIII) (1814).

[20] Jean-Baptiste Drouet (1765-1844). Général (1799), comte d'Erlon et de l'Empire (1809), pair des Cent Jours (1815). Proscrit à la Seconde Restauration, il ne peut rentrer en France qu'en 1825, grâcié par Charles X. Pair de France (1831), gouverneur de l'Algérie (1834-1835), maréchal de France (1843).

[21] Aujourd'hui Sokolnice, village à l'ouest d'Austerlitz et au sud du Santon, sur le ruisseau Řička (Goldbach).

[22] Lire : Telnitz, aujourd'hui Telnice, village voisin et au sud de Sokolnitz, sur le Goldbach.

[23] Louis Friant (1758-1829). Général (1794), comte de l'Empire (1808), pair des Cent Jours (1815).

[24] François Antoine Louis Bourcier (1760-1828). Général (1793), conseiller d'État (1802), comte de l'Empire (1808), député de la Meurthe (1816-1828).

[25] Charles Étienne Gudin de La Sablonnière (1768-1812). Général (1799), comte de l'Empire (1808).

[26] Lire : Nikolsburg, auj. Mikulov, ville de Moravie à 40 kms au sud de Brno, sur la route menant à Vienne, juste avant la frontière autrichienne.

[27] Andoche Junot (1771-1813). Aide de camp de Napoléon depuis 1796. Général (1798), gouverneur de Paris (1800-1805 et 1806-1807), colonel général des hussards et grand-officier de l'Empire (1804), gouverneur général des États de Parme, Plaisance et Guastalla (1806), gouverneur du Portugal (1807-1808), duc d'Abrantès (1808), gouverneur général des Provinces illyriennes (1813), il meurt fou.

[28] Aujourd'hui Prace. Village au nord-est de Sokolnitz et au sud du Santon. La colline de Pratzen se trouve au sud du village.

[29] Aujourd'hui Slávkov u Brna. Village à 20 kms à l'est de Brno, un peu au sud de la route menant à Olomouc.

[30] Aleksandr I de Russie et Franz II (I) d'Allemagne et d'Autriche. Si leur quartier général est bien à Austerlitz, pendant une partie de la bataille par contre, les deux empereurs sont postés juste au nord-est du village de Pratzen.

[31] Régiment officiellement commandé par Joseph Bonaparte (1768-1844), frère aîné de l'Empereur. Mais Joseph ayant reçu ordre de rester à Paris, pour y présider le Sénat, le régiment est en fait commandé par Auguste Julien Bigarré (1775-1838), général espagnol (1808), baron de l'Empire (1810), général français (1813).

[32] La garde impériale russe est commandée par le grand-duc Constantin.

[33] Sic.

[34] Abū Qīr, sur la côte de la Méditerranée, au nord-est d'Alexandrie. Le 25 juillet 1799, Bonaparte y a battu les troupes turques débarquées quelques jours plus tôt. À l'issue de la bataille, 4000 combattants turcs se noyèrent en tentant de regagner les navires qui les attendaient dans la rade.

[35] Ces lacs se situaient le long de la Littawa (auj. Litava), ruisseau joignant Austerlitz à Aujezd (Újezd u Brna), village à l'est de Telnitz. Suchet, qui fit fouiller et vider les étangs quelques jours après la bataille, signalera qu'on y trouva 36 canons, 132 chevaux et trois cadavres. En y ajoutant quelques cadavres éventuellement retrouvés et enterrés par les gens du lieu, il est possible d'évaluer à une dizaine le nombre de noyés dans ces étangs. Napoléon n'hésite nullement à créer ici un mythe qui aura la vie dure.

[36] Lire : Walther.

[37] Jean Marie Roger Valhubert (1764-1805). Général (1803).

[38] Paul Charles François Dieudonné Thiébault (1769-1846). Général (1801), gouverneur de la Vieille-Castille (1811-1813), baron de l'Empire (1811).

[39] Jean Dominique Compans (1769-1845). Général (1799), comte de l'Empire (1808), pair de France (1815).

[40] Johann Rapp (1771-1821). Aide de camp de Desaix (1796-1800), puis de Bonaparte (1800-1814), général (1803), gouverneur général de la Ville libre de Dantzig (1807-1814), comte de l'Empire (1808), député du Haut-Rhin à la Chambre des représentants (1815), pair des Cent Jours (1815), pair de France (1819).

[41] Nikolaï Grigor'evitch Volkonsky, prince Repnin (1778-1845). Colonel (1800), prince Repnin (1801), se retire de l'armée avec le grade de Général-major (1806). Il sera envoyé extraordinaire de Russie à la cour de Westphalie (1809), puis chargé d'affaire à la cour d'Espagne (1810) mais, empêché par Napoléon qui le garde à Paris, il s'en retournera en Russie en 1811 sans avoir exercé ses fonctions. Il sera gouverneur général du royaume de Saxe, occupé par les Alliés, de 1813 à 1814. Général de cavalerie (1828).

[42] Sankt-Peterburg, capitale de l'empire de Russie depuis 1703.

[43] i.e. l'empereur Aleksandr.

[44] Nikolaï Nikolaevitch Novosil'tsev (1761-1836). L'un des principaux conseillers de l'empereur Aleksandr depuis 1801, plus spécialement chargé des questions diplomatiques depuis 1804. Vice-président du conseil intérimaire de gouvernement du duché de Varsovie (1813-1815), il continuera à gouverner la Pologne sous le grand-duc Constantin, de 1815 à 1830. Après la première insurrection polonaise, il revient en Russie pour y présider le Conseil d'État et même le comité des ministres. Fait comte en 1835.

[45] À l'époque, commune au nord de Paris, dont elle forme aujourd'hui le 18e arrondissement.

[46] Johann I Joseph von und zu Liechtenstein (1760-1836). Général-major (1794), lieutenant-feld-maréchal (1799), prince souverain de Liechtenstein (1805-1806 ; 1813-1836), régent de la principauté de Liechtenstein pour son fils Karl (1803-1871), de 1806 à 1813, général de cavalerie (1808), feld-maréchal (1809).

[47] Göding, auj. Hodonín, ville à une cinquantaine de kms au sud-est de Brno, sur la route de Bratislava (Preßburg), et à 35 kms au sud-est d'Austerlitz.

[48] 1er décembre 1805.

[49] 3 décembre 1805.