Avril 1797   


Judenburg, 9 avril 1797

Au Sérénissime Doge de la République de Venise

Toute la terre-ferme de la sérénissime République de Venise est en armes. De tous les côtés, le cri de ralliement des paysans que vous avez armés est : «Mort aux Français!» Plusieurs centaines de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été les victimes. Vous désavouez vainement des rassemblements que vous avez organisés. Croyez-vous que, dans un moment où je suis au cœur de l'Allemagne, je sois impuissant pour faire respecter le premier peuple de l'univers? Croyez-vous que les légions d'Italie souffriront le massacre que vous excitez ? Le sang de mes frères d'armes sera vengé, et il n'est aucun des bataillons français qui, chargé d'un si noble ministère, ne sente redoubler son courage et tripler ses moyens. Le sénat de Venise a répondu par la perfidie la plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec lui.  Je vous envoie mon premier aide de camp pour être porteur de la présente lettre. La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas sur-le-champ les moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne faites pas arrêter et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est pas sur vos frontières, aucun ennemi ne vous menace; vous avez fait à dessein naître des prétextes pour avoir l'air de justifier un rassemblement dirigé contre l'armée : il sera dissous dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de Charles VIII.  Si, contre le vœu bien manifeste du Gouvernement français, vous me réduisez au parti de faire la guerre, ne pensez pas cependant qu'à l'exemple des soldats que vous avez armés, les soldats français ravagent les campagnes du peuple innocent et infortuné de la terre-ferme; je le protégerai, et il bénira un jour jusqu'aux crimes qui auront obligé l'armée française à le soustraire à votre gouvernement tyrannique.


Leoben, 16 avril 1797

Au Directoire Exécutif

Le général Merveldt est venu me trouver à Leoben le 24, à neuf heures du matin. Après avoir pris connaissance de ses pleins pouvoirs pour traiter de la paix, nous sommes convenus d'une prolongation de suspension d'armes jusqu'au 20 avril soir (1er floréal prochain). Ces pleins pouvoirs étaient pour lui et pour M. le marquis de Gallo, ministre de Naples à Vienne. J'ai refusé d'abord de l'admettre comme plénipotentiaire de l'Empereur, étant, à mes yeux, revêtu de la qualité d'ambassadeur d'une puissance amie, qui se trouve incompatible avec l'autre. M. Gallo est arrivé lui-même le 25. Je n'ai pas cru devoir insister dans cette opposition, parce que cela aurait apporté beaucoup de lenteurs, et parce qu'il paraît revêtu d'une grande confiance de l'Empereur; enfin parce que les Autrichiens et les Hongrois sont très irrités de voir les étrangers jouer le principal rôle dans une affaire aussi importante, et que, si nous rompons, ce sera un moyen très considérable d'exciter le mécontentement contre le gouvernement de Vienne. La première opération dont il a été question a été une promesse réciproque de ne rien divulguer de ce qui serait dit : on l'avait rédigée, mais, comme ces messieurs tiennent beaucoup à l'étiquette, ils voulaient toujours mettre l'Empereur avant la République, et j'ai refusé net.

Nous sommes venus à l'article de la reconnaissance; je leur ai dit que la République française ne voulait point être reconnue; elle est en Europe ce qu'est le soleil sur l'horizon : tant pis pour qui ne veut pas le voir et ne veut pas en profiter.

Ils m'ont dit que, quand même les négociations se rompraient, l'Empereur, dès aujourd'hui, reconnaissait la République française, à condition que celle-ci conserverait avec S. M. l'Empereur la même étiquette que ci-devant le Roi de France. Je leur ai répondu que, comme nous étions fort indifférents sur tout ce qui est étiquette, nous ne serions pas éloignés d'adopter cet article. Nous avons, après cela, beaucoup parlé dans tous les sens et de toutes les manières.

Le 26, M. Gallo est venu chez moi à huit heures du matin; il m'a dit qu'il désirait neutraliser un endroit où nous pussions continuer nos conférences en règle. On a choisi un jardin au milieu duquel est un pavillon: nous l'avons déclaré neutre, farce à laquelle j'ai bien voulu me prêter pour ménager la puérile vanité de ces gens-ci. Ce prétendu point neutre est environné de tous cotés par l'armée française et au milieu des bivouacs de nos divisions; cela eût été fort juste et fort bon s'il se fût trouvé au milieu des deux armées. Arrivés dans la campagne neutre, l'on a entamé les négociations ...

.. Quand on a bonne volonté d'entrer en campagne, il n'y a rien qui arrête, et jamais, depuis que l'histoire nous retrace des opérations militaires, une rivière n'a pu être un obstacle réel. Si Moreau veut passer le Rhin, il le passera; et, s'il l'avait déjà passé sans faire de difficultés, nous serions dans un état à pouvoir dicter les conditions de la paix d'une manière impérieuse et sans courir aucune chance; mais qui craint de perdre sa gloire est sûr de la perdre. J'ai passé les Alpes Juliennes et les Alpes Noriques sur trois pieds de glace; j'ai fait passer mon artillerie par des chemins où jamais chariots n'avaient passé, et tout le monde croyait la chose impossible. Si je n'eusse vu que la tranquillité de l'armée et mon intérêt particulier, je me serais arrêté au delà de l'Isonzo; je me suis précipité dans l'Allemagne pour dégager les armées du Rhin et empêcher l'ennemi d'y prendre l'offensive; je suis aux portes de Vienne, et cette cour insolente et orgueilleuse a ses plénipotentiaires à mon quartier général. Il faut que les armées du Rhin n'aient point de sang dans les veines. Si elles me laissent seul, alors je m'en retournerai en Italie, l'Europe entière jugera la différence de conduite des deux armées : elles auront ensuite sur le corps toutes les forces de l'Empereur, elles en seront accablées, et ce sera leur faute.