Octobre 1797   


Passatiana, 7 octobre 1797

A Talleyrand, ministre des relations extérieures

Vous trouverez ci-joint, Citoyen Ministre, le projet confidentiel que m'a remis M. le comte de Cobenzl. je lui ai témoigné toute l'indignation que vous sentirez en le lisant. je lui répondrai par la note ci-jointe. Sous trois ou quatre jours, tout sera terminé, la guerre ou la paix; je vous avoue que je ferai tout pour avoir la paix, vu la saison très avancée et le peu d'espérance de faire de grandes choses.

Vous connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer 40 000 Français pour eux.

Je vois, par vos lettres, que vous partez toujours d'une fausse hypothèse : vous vous imaginez que la liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche.

Ce que vous désiriez que je fisse sont des miracles, et je n'en sais pas faire. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis, je crois, 1500 polissons, ramassés dans les rues des différentes villes d' Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.

Ne vous en laissez pas imposer par quelques aventuriers italiens qui sont à Paris, peut-être par quelques ministres même, qui vous diront qu'il y a 80 000 Italiens sous les armes; car, depuis quelque temps, je m'aperçois, par les journaux et ce qui me revient, que l'opinion publique en France s'égare étrangement sur les Italiens. Un peu d'adresse, de dextérité, l'ascendant que j'ai pris, des exemples sévères, donnent seuls à ces peuples un grand respect pour la nation et un intérêt, quoique extrêmement faible, pour la cause que nous défendons.

Je désire que vous appeliez chez vous les différents ministres cisalpins qui se trouvent à Paris; que vous leur demandiez, d'un ton sévère, qu'ils déclarent sur-le-champ, par écrit, le nombre de troupes qu'a la République cisalpine à l'armée d'Italie; et, s'ils vous disaient que j'ai plus de 1500 hommes cisalpins à l'armée, et à peu près 2000 à Milan, employés à la police de leur pays, ils vous en imposent, et réprimandez-les comme ils le méritent; ces choses sont bonnes à dire dans un café ou dans un discours pour exciter la confiance, mais non au Gouvernement. C'est lui donner de fausses idées qui peuvent le mettre dans le cas de prendre un parti différent de celui qui convient, et produire des malheurs incalculables.

J'ai l'honneur de vous le répéter : peu à peu le peuple de la République cisalpine s'enthousiasmera pour la liberté; peu à peu elle s'organisera, et peut-être dans quatre ou cinq ans pourra-t-elle avoir 30,000 hommes de troupes passables, surtout s'ils prennent quelques Suisses; car il faudrait être un législateur bien habile pour leur faire venir le goût des armes. C'est une nation bien énervée et bien lâche.

Si les négociations ne prennent pas une bonne tournure, la France se repentirait à jamais du parti qu'elle a pris envers le roi de Sardaigne. Ce prince, avec un de ses bataillons et un de ses escadrons de cavalerie, est plus fort que toute la Cisalpine réunie. Si je n'ai jamais écrit au Gouvernement avec cette précision, c'est que je ne pensais pas qu'on pût se former des Italiens l'idée que je vois, par vos différentes lettres, que vous en avez. J'emploie tout mon talent à les échauffer, à les aguerrir, et je ne réussis tout juste qu'à contenir et disposer ces peuples dans de bonnes intentions.

Je n'ai point eu, depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté jusqu'à la cajolerie pour ses ministres, de la justice; surtout une grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable auxiliaire de l'armée française. Voilà l'historique; tout ce qui est bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés, sont des romans.

Comme j'espère que la négociation ira bien, je n'entrerai pas dans de plus grands détails pour vous éclaircir beaucoup de choses qu'il me parait qu'on saisit mal. Ce n'est qu'avec de la prudence, de la sagesse, beaucoup de dextérité, que l'on parvient à de grands buts, et que l'on surmonte de grands obstacles; autrement on ne réussira en rien. Du triomphe à la chute il n'est qu'un pas. J'ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu'un rien a toujours décidé des plus grands événements.

S'il arrivait que nous adoptassions la politique extérieure que nous avions en 93, nous aurions d'autant plus tort que nous nous sommes bien trouvés de la politique contraire, et que nous n'avons plus ces grandes masses, ces moyens de recrutement et cet élan d'enthousiasme qui n'a qu'un temps.

Le caractère distinctif de notre nation est d'être beaucoup trop vive dans la prospérité. Si l'on prend pour base de toutes les opérations la vraie politique, qui n'est autre chose que le calcul des combinaisons et des chances, nous serons pour longtemps la grande nation et l'arbitre de l'Europe. Je dis plus : nous tenons la balance de l'Europe; nous la ferons pencher comme nous voudrons, et même, si tel est l'ordre du destin, je ne vois point d'impossibilité à ce qu'on arrive en peu d'années à ces grands résultats que l'imagination échauffée et enthousiaste entrevoit, et que l'homme extrêmement froid, constant et raisonné, atteindra seul.

Ne voyez, je vous prie, Citoyen Ministre, dans la présente lettre que le désir de contribuer autant qu'il est en moi aux succès de ma patrie.

Je vous écris comme je pense; c'est la plus grande marque d'estime que je vous puisse donner.


Paris, 10 décembre 1797

ALLOCUTION AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF

Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre. Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix huit siècles de préjugés à vaincre. La Constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles.

La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que vous venez de conclure date l'ère des Gouvernements représentatifs.

Vous êtes parvenus à organiser la grande nation, dont le vaste territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites.

Vous avez fait plus.

Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si célèbres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient, avec les plus belles espérances, le génie de la liberté sortir des tombeaux de leurs ancêtres. Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations.

J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio et ratifié par Sa Majesté l'Empereur.

La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la République.

Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.


Paris, 26 décembre 1797

Au Président de l'Institut National

Le suffrage des hommes distingués qui composent l' Institut m'honore. Je sens bien qu'avant d'être leur égal je serai longtemps leur écolier. S'il était une manière plus expressive de leur faire connaître l'estime que j'ai pour eux, je m'en servirais.

Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l'on fait sur l'ignorance. L'occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c'est de contribuer à l'extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais de ne pas permettre qu'il existe une seule idée nouvelle qu#elle ne lui appartienne.