Septembre 1797   


Passariano, 6 septembre 1797

A Talleyrand, ministre des relations extérieures

Il est impossible d'avoir une négociation de cette importance à suivre avec des hommes plus timides, plus mauvais logiciens et qui aient moins de crédit à leur cour.

Gallo: il est étranger. Quoique appuyé par l'impératrice, il n'ose jamais, comme étranger, heurter les intentions de Thugut.

Merweldt: colonel d'un régiment de chevau-légers, fort brave de sa personne, est comme les autres; ne rougissant jamais des sottises qu'on leur fait dire et des contradictions les plus manifestes dans toutes leurs démarches. Quand ils ont dit, "Ce sont nos instructions", ils ont tout dit; cela est devenu à tel point inconséquent, que je leur ai dit : "Si vos instructions portaient qu'il fait nuit actuellement, vous nous le diriez donc ?"

Degelmann: sans aucune considération, d'un caractère indécis, hypocondriaque.

Tous parlent fort peu, ont en général peu de moyens, aucune dialectique. Il arrive toujours que nous leur faisons convenir, sur tous les articles, que ce qu'ils font et ce qu'ils disent n'a pas le sens commun; mais ils ont sans cesse à la bouche Thugut et leurs instructions. Dans le particulier, ils vous disent bien bas, après avoir regardé à droite et à gauche si on ne peut les entendre, que Thugut est un coquin qu'il faudrait pendre; mais Thugut est le vrai souverain de Vienne.

... Dans les pourparlers particuliers, comme ces messieurs me demandaient si je croyais leur armée aujourd'hui redoutable, je leur ai répondu que j'allais leur dire confidentiellement ma manière de voir, et que je la leur disais à eux, parce quels savaient mieux que personne que je n'étais pas Gascon, et pour réponse à l'ouverture confidentielle qu'ils nous avaient faite le matin, dont le but paraissait que l'Empereur voulait se faire couronner roi de Rome : que je les assurais que je serais, quinze jours après le premier jour de la campagne, bien près de Vienne, et qu'à mon approche le peuple, qui avait, la première fois, cassé les glaces de M. Thugut, cette fois-ci le pendrait. Enfin, si vous voulez la paix, que tout respire la guerre en France; sans quoi, vous ne l'aurez pas de longtemps.

Vous sentez sans doute mieux que moi encore que l'on ne peut pas rester tout l'hiver dans cette position-ci.

Il m'a paru que ces messieurs n'adoptaient des préliminaires que les articles qui leur paraissaient avantageux. Après que tous les articles auront été discutés, nous leur ferons une note vigoureuse.


Passarianc, 10 septembre 1797

Au citoyen archevêque de Gênes

Je reçois dans l'instant, Citoyen, votre pastorale du 5 septembre.

J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que parlait Saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des ministres comme vous ! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous admirer; vous convertissez même l'incrédule.

Pourquoi faut-il qu'une église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne sont pas animés par l'esprit de charité, de paix ?

Leurs discours ne respirent pas cette touchante onction de sentiment qui est le style de l'Évangile. Jésus-Christ rnourut plutôt que de confondre ses ennemis autrement que par la foi. Le prêtre réprouvé, au contraire, à l'œil hagard, il prêche la révolte, le meurtre, le sang; il est payé par l'or du riche, il a vendu comme judas le pauvre peuple. Purgez-en votre église et faites tomber sur eux l'anathème et la malédiction du ciel. La souveraineté du peuple, la liberté, c'est le code politique de I'Évangile.

J'espère sous peu être à Gênes; un de mes plus grands plaisirs sera de vous voir. Un prélat, comme Fénelon, l'archevêque de Milan, l'archevêque de Ravenne, rend la religion aimable en pratiquant toutes les vertus qu'elle enseigne, et c'est le plus beau présent que le ciel puisse faire à une grande ville et à un gouvernement.


Passariano, 19 septembre 1797

à Talleyrand, ministre des relations extérieures

J'ai reçu, Citoyen Ministre, votre lettre confidentielle du 22 fructidor, relativement à la mission que vous désirez donner à Sieyès en Italie. Je crois effectivement, comme vous, que sa présence serait aussi nécessaire à Milan qu'elle aurait pu l'être en Hollande et qu'elle l'est à Paris.

Malgré notre orgueil, nos mille et une brochures, nos harangues à perte de vue et très bavardes, nous sommes très ignorants dans la science politique morale. Nous n'avons pas encore défini ce que l'on entend par pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Montesquieu nous a donné de fausses définitions, non pas que cet homme célèbre n'eût été véritablement à même de le faire, mais son ouvrage, comme il le dit lui-même, n'est qu'une espèce d'analyse de ce qui a existé ou existait; c'est un résumé des notes faites dans ses voyages ou dans ses lectures.

Il a fixé les yeux sur le gouvernement d'Angleterre; il a défini, en général, le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire.

Pourquoi, effectivement, regarderait-on comme une attribution du pouvoir législatif le droit de guerre et de paix, le droit de fixer la quantité et la nature des impositions ?

La constitution a confié avec raison une de ces attributions à la chambre des communes, et elle a très bien fait, parce que la constitution anglaise n'est qu'une charte de privilèges, c'est un plafond tout en noir, mais bordé en or.

Comme la chambre des communes est la seule qui, tant bien que mal, représente la nation, seule elle a dû avoir le droit de l'imposer; c'est l'unique digue que l'on a pu trouver pour modifier le despotisme et l'insolence des courtisans.

Mais, dans un gouvernement où toutes les autorités émanent de la nation, où le souverain est le peuple, pourquoi classer dans les attributions du pouvoir législatif des choses qui lui sont étrangères ?

Depuis cinquante ans, je ne vois qu'une chose que nous avons bien définie, c'est la souveraineté du peuple; mais nous n'avons pas été plus heureux dans la fixation de ce qui est constitutionnel que dans l'attribution des différents pouvoirs.

L'organisation du peuple français n'est donc encore véritablement qu'ébauchée.

Le pouvoir du gouvernement, dans toute la latitude que le lui donne, devrait être considéré comme le vrai représentant de la nation, lequel devrait gouverner en conséquence de la charte constitutionnelle et des lois organiques; il se divise, il me semble, naturellement en deux magistratures bien distinctes, dont une qui surveille et n'agit pas, à laquelle ce que nous appelons aujourd'hui pouvoir exécutif serait obligé de soumettre les grandes mesures, si je puis parler ainsi, la législation de l'exécution : cette grande magistrature serait véritablement le grand conseil de la nation; il aurait toute la partie de l'administration ou de l'exécution qui est par notre Constitution confiée au pouvoir législatif.

Par ce moyen, le pouvoir du gouvernement consisterait dans deux magistratures, nommées par le peuple, dont une très nombreuse, où ne pourraient être admis que des hommes qui auraient déjà rempli quelques-unes des fonctions qui donnent aux hommes de la maturité sur les objets du gouvernement.

Le pouvoir législatif ferait d'abord toutes les lois organiques, les changerait, mais pas en deux ou trois jours, comme l'on fait. car, une fois qu'une loi organique serait en exécution, je ne crois pas qu'on pût la changer avant quatre ou cinq mois de discussion.

Ce pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui l'entoure, n'aurait pas d'ambition et ne nous inonderait plus de mille lois de circonstance qui s'annulent toutes seules par leur absurdité, et qui nous constituent une nation sans lois avec trois cents in-folio de lois.

Voilà, je crois, un code complet de politique, que les circonstances dans lesquelles nous nous sommes trouvés rendent pardonnable. C'est un si grand malheur pour une nation de trente millions d'habitants, et au dix-huitième siècle, d'être obligée d'avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie ! Les remèdes violents accusent le législateur; car une constitution qui est donnée aux hommes doit être calculée pour des hommes . . .


Passariano, 25 septembre 1797

Au Directoire exécutif

... Je vous prie, Citoyens Directeurs, de me remplacer et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera capable de me faire servir après cette marque horrible de l'ingratitude du Gouvernement, à laquelle j'étais bien loin de m'attendre.

Ma santé, considérablement altérée, demande impérieusement du repos et de la tranquillité.

La situation de mon âme a aussi besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir est confié dans mes mains. Je m'en suis servi, dans toutes circonstances, pour le bien de la patrie; tant pis pour ceux qui ne croient point à la vertu et pourraient avoir suspecté la mienne ! Ma récompense est dans ma conscience et dans l'opinion de la postérité.

Je puis, aujourd'hui que la patrie est tranquille et à l'abri des dangers qui l'ont menacée, quitter sans inconvénient le poste où je suis placé.

Croyez que, s'il y avait un moment de péril, je serai au premier rang pour défendre la liberté et la Constitution de l'an III.