Consulat
Premier Empire

Eylau

L'émotion de l'Empereur

 

Eylau, le 8 février 1807 - le capitaine Krettly, envoyé du Maréchal Lannes, apporte une dépêche à l'Empereur. Celui-ci, satisfait du travail de l'officier, le renvoi au combat : Krettly participe avec bravoure à la charge "des 80 escadrons" du Maréchal Murat qui permet de rétablir la situation devenue critique avec l'effondrement du VIIe corps du Maréchal Augereau.
Témoin des jours suivants, Krettly dépeint la désolation de ce champ de bataille où l'Empereur exprimera une émotion visiblement non feinte.


 

[...] oici mon accoutrement à ce moment. J'étais en uniforme de pelisse, mon sabre au côté, des pistolets attachés avec un mouchoir à ma ceinture, un colback sur ma tête et un carrick sur mon dos ; mes longs cheveux, qui formaient d’ordinaire la queue, que nous portions encore de ce temps, flottaient, en partie sur mes épaules, en partie sur ma poitrine, et me donnaient, on le comprend, un air passablement farouche. Ajoutez à tout cela que j'étais couvert de neige, et que ma chevelure était semée de petites perles gelées par le froid. C'est dans cette tenue que, le 8 février 1807, j'abordais l'empereur dans les plaines de Preussich-Eylau.

"Que me veut cet homme ?" demanda brusquement Napoléon en me voyant arriver.

- Sire, votre officier de dépêches arrivant du 5ème corps d'armée

- Ah !... Enfin des nouvelles !

Je lui tendis la lettre de Savary. Il brisa le cachet, déplia la dépêche et la parcourut rapidement. Au fur et à mesure qu’il lisait, son front se déridait, et, quand il eut fini, il poussa un soupir de soulagement en disant :

"Ah ! il était temps !"

J'avais sauté à bas de mon cheval. Il me regarda avec étonnement

"Comment... ? à poil ?"

- Sire, je n'ai pas fait la route entière comme cela mais une quinzaine de lieues ne sont pas une affaire, quand il s'agit de votre service...

Il sourit. Puis, se tournant rapidement, il dit aux officiers en faisant un geste de la main :

"Messieurs, un peu en arrière, je vous en prie"

Tous s'étant éloignés, il s'approcha de moi.

"Maintenant," me demanda-t-il à voix basse, "conte-moi comment tout cela s'est passé, ...vite..."

Je lui racontais toutes les particularités de mon voyage, sans oublier le massacre de l'ambulance, ce qui l'impressionna beaucoup. Quand j'eus terminé, il mit un doigt sur sa bouche en me disant :

"Surtout, je te défends de parler à qui que ce soit de ce que tu as vu. Va rejoindre ton escadron, je suis content de toi"

J'avais à peine fait cinquante ou soixante pas, que je rencontrai le prince Berthier et le maréchal Bessières.

"Eh bien ! quelles nouvelles ?" me dirent ces messieurs

Je me trouvai fort embarrassé.

"L'empereur m'a cousu la bouche" leur répondis-je

- Ah ! c'est différent, fit le maréchal Bessières. Je comprends. C'est bien

- Monsieur le maréchal, repris-je, Votre Excellence pourrait-elle m’indiquer où je pourrai trouver mon régiment ?

Le maréchal Berthier me donna ce renseignement. Comme je le saluais pour le remercier, il s'aperçu que je n'avais pas de monture.

"Tu as perdu ton cheval ? Je vais t'en donner un pour retourner à ton corps"

Je l'acceptais bien volontiers; mais comme j'eus le bonheur de retrouver mes trois chevaux, je renvoyais presque aussitôt celui du prince. Mes pistolets étaient couverts de neige, et il s'en était aperçu.

"Prends ceux qui sont dans les fontes de mon cheval" me dit-il, "Sers-t’en bien et conserve-les comme un souvenir de l'estime que j'ai pour toi"

Ils m'ont servi, et je les garde toujours.

A peine avais-je eu le temps de me mettre en tenue et de prendre le commandement de mon peloton que déjà l'affaire s'engageait sur tous les points à la fois.

La neige n'avait pas cessé de tomber à gros flocons depuis le matin, et on avait toutes les peines du monde à distinguer les mouvements clos ennemis. Elle devint même, un instant, si épaisse qu'il y eut confusion parmi nous. Plusieurs régiments se trouvèrent emportés au milieu des ennemis où ils combattirent au corps à corps. C'était une véritable boucherie. Napoléon donna l'ordre au maréchal Bessières de faire une charge avec ses chasseurs à cheval, les mameluks de la garde et les grenadiers à cheval, sur un carré qu'avaient formé les Russes. Mais ce carré en cachait un autre, et nous fûmes forcés, momentanément du moins, de battre en retraite. Alors nous trouvâmes devant nous dix-huit pièces d'artillerie en batterie pour nous foudroyer. Le danger était imminent. Le général Daumesnil accourt et, m'apercevant, il s'écrie :

"A moi, Krettly ! Aux pièces ! En avant !"

Je l’avais entendu et compris. J'arrivais presque aussitôt que lui, et le reste de l'escadron nous suivit. On fondit sur les pièces, sabrant les canonniers. D'un coup de pistolet, je tue le commandant des batteries, puis je continue à frapper tout ce qui se présente. Bientôt les dix-huit pièces furent prises et on les amena en triomphe.

L'action continuait, acharnée, sur tous les autres points, mais ce fut le maréchal Davoust qui, en repoussant toute la gauche des Russes, décida du sort de la bataille.

Les ennemis chantèrent cependant un Te Deum. Pourquoi ? Ils auraient bien dû plutôt entonner des chants funèbres, car leurs pertes étaient plus grandes que les nôtres, ils nous avaient laissé seize drapeaux et soixante trois pièces de canon. La terre était couverte de cadavres, de blessés, de mourants ; sur la neige on voyait de longues traces de sang. Cependant la présence de l'empereur semblait donner un peu de vie sur ce champ de bataille lugubre. La garde, sous ses yeux, transportait à l'ambulance les blessés ennemis, qui lui tendaient les mains pour le remercier de cet acte d'humanité dont ils ne le croyaient pas capable ; car, d'après les aveux qu'ils nous firent, on le leur avait dépeint comme un homme féroce, une sorte de tigre altéré de sang. Et pourtant !... Je fus moi-même témoin d'un de ces moments d'affliction qu'il éprouvait quand il songeait à tant de ses braves soldats tombés dans cette sanglante affaire.

"Je souffre, mon cher Berthier" disait-il au maréchal, "de voir tout cela. Mais quel courage ont ces hommes !"

En effet, il fallait beaucoup de courage au soldat pour supporter le froid, la faim, les fatigues de toutes sortes et des batailles comme celle-là.

Pendant qu'il causait avec le prince Berthier, on relevait les corps de deux braves généraux : le général d'Hautpoul, qui commandait la brigade des cuirassiers, et le généraI Dalhmann, commandant les chasseurs à cheval de la garde impériale.

"Oh !" s'écria-t-il, "Quelle perte ! c'est irréparable. Ce n'étaient point là des hommes d'argent ni de trahison"

Il pencha tristement la tête, et, lorsque les cadavres passèrent devant lui, je l'entendis sangloter. Il ôta religieusement son chapeau et dit d'une voix étouffée :

"Adieu, mes frères d'armes, mes braves compagnons ! Adieu... Honneur à vous !"

Il ordonna aussitôt de rassembler tous les officiers et d'accompagner ces deux héros à leur dernière demeure. Il ne voulut pas séparer ceux qu'une mort héroïque avait réunis,  une même fosse les reçut. Les regrets de l'empereur, le recueillement de tant de vieux soldats, les marches funèbres, les discours d'adieu, tout cela m'impressionna et augmenta la tristesse que j’avais déjà de perdre le général Dalhmann, qui me portait une affection sincère depuis que je lui avais sauvé la vie en Égypte.

Quel triste lendemain de victoire ! L'eau manquait presque partout. Le sang des morts et des blessés s'était mélangé dans les petites excavations au peu d'eau fangeuse que l'on trouvait, et cette horrible et mauvaise boisson rendit malades beaucoup de soldats. Un de ces jours, l'empereur passait avec son état-major. Plusieurs soldats, affamés, lui crièrent en polonais :

"Papa, papa, cleba, cleba ! "

Ce qui signifie : "Du pain, du pain !". Il répondit d'une voix sourde et affectueuse :

"Nima, mes enfants, nima !" (Je n'en ai pas, mes enfants, je n'en ai pas !)

Je n'ai jamais oublié cette scène. Je rapporte ces paroles, mais je ne puis rendre l'expression de tendresse et de douleur qu'il mettait dans ces mots. A cette bataille, je fus nommé lieutenant en premier, porte-étendard d'honneur des chasseurs à cheval de la garde impériale.


"Souvenirs historiques du capitaine Krettly, trompette-Major des guides de Bonaparte" - Dirk de Lonlay et Jean Carvalho, Librairie Ch. Delagrave - Paris - 1891 (247 pages)