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Eylau
Un bivouac pour le VIIe corps
Eylau, le 7 février 1807 - le capitaine du Génie Paulin, appartenant au 7e corps, évoque les difficultés qu'il rencontra pour trouver un endroit où le corps d'armée du Maréchal Augereau pourrait bivouaquer. Lorsqu'il put enfin s'établir pour la nuit avec l'état major du maréchal, il réalisa que l'avant garde Française était déjà aux prises avec les Russes dans le village de Eylau...
[...] e 7 février,
après avoir dépassé Heilsberg, nous nous trouvions au milieu des neiges. Pendant qu'il
faisait jour encore, le maréchal Augereau m'envoya examiner si son quartier général
pourrait s'établir pour la nuit dans un village qu'on voyait à une lieue environ de
nous. J'y arrivai après un temps de trot rendu pénible par la neige qui gênait la
marche de mon cheval.
Des granges, en quantité suffisante, bien couvertes de chaume, pouvaient parfaitement nous abriter. Satisfait de ma reconnaissance, je rejoignis à la hâte le maréchal et, en faisant en sens inverse le chemin que je venais de parcourir, je tâchai de le repérer le mieux possible dans ma tête pour être sûr de conduire notre état-major à son quartier général sans faire de fausse manuvre. Me croyant donc parfaitement orienté, je me mis en tête de l'escorte du maréchal pour la diriger vers le village. Au bout de près d'une demi-heure, je commençais à me rendre compte que j'égarais notre troupe ; les quolibets, les mauvaises plaisanteries pleuvaient déjà sur l'officier du génie qui n'avait pas su tirer son plan ; les aides de camp surtout, qui ne pardonnent guère aux officiers des armes spéciales d'être leurs maîtres en certaines matières, tiraient sur moi à boulets rouges. Enfin, convaincu que j'errais à l'aventure, n'apercevant plus d'horizon sur cette terre uniformément blanche qui, a l'entrée de la nuit, s'était couverte de feux de bivouac se ressemblant tous et faisant tout confondre, je m'approchais du maréchal et, chapeau bas, je lui avouais que j'étais en train de l'égarer. Lui, meilleur pour moi que mes camarades, ne m'adressa pas un reproche. Il dit seulement qu'il espérait bien que quelque général dont on rencontrerait les feux partagerait avec lui son souper et son gîte, mais que son plus grand regret était de ne pouvoir en espérer autant pour les officiers de son état-major.
Nous cheminions ainsi, au milieu des grogneries de gens perdant gîte et souper quand nous tombâmes tout d'un coup dans la cavalerie du maréchal Bessières qui, à quelques pas de là, occupait Landsberg. La joie fut grande pour moi de voir le maréchal Augereau bien mieux de cette rencontre fortuite que dans une hutte d'un village que je n'avais su retrouver.
Chacun de s'installer, prenant un peu de la place du premier occupant, rognant un peu de sa chétive pitance, tâchant, s'il le peut, de s'asseoir près d'un feu de bivouac et de manger une de ces providentielles pommes de terre donnée par un soldat qui, sans l'avoir jamais vu, lui disait : "Mon capitaine, approchez-vous et partageons".
Cette nuit fut marquée par un incident, nouveau pour moi, mais qui dut se renouveler souvent durant cette dure campagne de Pologne. J'avais pu pénétrer avec mes chevaux dans une grange ; ils étaient attachés aux poteaux qui supportaient la charpente. Je dormais profondément sur une botte de paille que j'avais pu me procurer. Deux heures avant le jour, un vent froid, humide, me réveilla. Pendant toute la nuit, autour de moi, le bruit avait été continuel ; de temps en temps quelque chose tombait sur mon manteau ou sur le chapeau que j'avais mis sur mes yeux. Habitué à la gêne des voisins au bivouac, harassé de fatigue, j'avais résisté à tout ce qui aurait pu m'éveiller.
Que vis-je, en ouvrant les yeux ? Le ciel, ou plutôt la voûte brumeuse d'un brouillard intense : j'avais les habits transpercés d'humidité. De la grange où j 'avais gîte, plus de traces ; parois, charpente, chaume, tout avait disparu ; il ne restait que le poteau où mes trois chevaux étaient attachés. Tout avait été enlevé par les troupes voisines, pour nourrir les chevaux ou alimenter les feux de bivouac.
Avant de m'endormir, ce soir là, avec quelques officiers d'état-major, j'avais regardé vers le nord, où l'obscurité du ciel était de temps en temps coupée par de longs éclairs rougeâtres, par des myriades de jets de feu rasant le sol. On eût dit un feu d'artifice, mais on entendait rien ; pour nos yeux expérimentés, cela voulait pourtant dire : "On se bat là-bas".
Et ce là-bas, c'était Eylau, d'où les Français chassaient les Russes, après un épouvantable combat de nuit, où la mêlée avait été sanglante et meurtrière, où la baïonnette avait eu sa part au combat comme la crosse, sans qu'un succès décisif put être obtenu par les uns ou par les autres. Dans la mêlée, le général Sanson, mon oncle, avait reçu deux coups de baïonnette, l'un à la figure, l'autre dans le col.
"Souvenirs du Général Baron Paulin", [p. 37-48] - Editions Plon - Paris - 1895