1 - 15 octobre 1806


Auma, 12 octobre 1806, 4 heures du matin

Au grand-duc de Berg

Je serai aujourd'hui, avant midi, à Gera. Vous verrez, par la situation de l'armée, que j'enveloppe tout à fait l'ennemi. Mais il me faut des renseignements sur ce qu'il veut faire. J'espère que vous en trouverez dans la poste de Zeitz. Vous avez vu ce que j'ai fait à Gera; faites de même; attaquez hardiment ce qui est en marche. Ce sont des colonnes qui cherchent à se rendre à un point de réunion, et la rapidité de mes mouvements les empêche de recevoir à temps un contre-ordre. Deux ou trois avantages de cette espèce  écraseront l'armée prussienne, sans qu'il soit peut-être besoin d'affaire générale. Le maréchal Davout envoie directement à Naumburg toute sa cavalerie; il mène avec son corps d'armée la division Sahuc. Inondez avec la vôtre toute la plaine de Leipzig.


Auma, 12 octobre 1806, 4 heures du matin

Au maréchal Soult

Réunissez-vous à Gera et à Ronneburg. Il est possible que vous ne fassiez pas aujourd'hui d'autre mouvement. Je serai d'ailleurs à midi à Gera, où est le quartier général.


Auma, 12 octobre 1806, 1 heures du matin

A M. de Talleyrand

Je vous adresse les bulletins. Vous ne les ferez pas imprimer, parce que je ne désire pas qu'ils arrivent sitôt. Vous les enverrez à M. Cambacérès, pour qu'il les fasse mettre dans le Moniteur, et vous en expédierez une copie au prince Eugène. Vous en ferez faire une copie pour le roi de Hollande, mais en lui faisant connaître que je ne veux pas qu'il les imprime; les ennemis les recevraient cinq ou six jours trop tôt.


Auma, 12 octobre 1806, 8 heures et demie du matin

Au maréchal Davout

Mon Cousin, je monte à cheval pour me rendre à Gera. Instruisez-moi de la route que vous prenez pour vous rendre à Naumburg. Il serait possible que l'ennemi exécutât son mouvement de retraite derrière l'Ilm et la Saale; car il me paraît qu'il évacue Iena; il vous sera facile de vous en assurer une fois arrivé à Naumburg. Faites battre la plaine par toute votre cavalerie légère, et envoyez, aussi rapidement que vous pourrez, des nouvelles au prince Murat, qui sera du côté de Zeitz, et à moi, qui serai du côté de Gera. Le maréchal Ney sera à Gera de bonne heure. Vous pourrez lui faire part de ce qui viendra à votre connaissance.


Auma, 12 octobre 1806

2e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

L'Empereur est parti de Bamberg le 8 octobre, à trois heures du matin, et est arrivé à neuf heures à Kronach. Sa Majesté a traversé la forêt de la Franconie, à la pointe du jour du 9, pour se rendre à Ebersdorf; et de là elle s'est portée sur Schleiz, où elle a assisté au premier combat de la campagne. Elle est revenue coucher à Eberdorf, en est repartie le 10 pour Schleiz, et est arrivée le 11 à Auma, où elle a couché après avoir passé la journée à Gera. Le quartier général part dans l'instant même pour Gera.

Tous les ordres de l'Empereur ont été parfaitement exécutés.

Le maréchal Soult se portait le 7 à Bayreuth, se présentait le 9 Hof, a enlevé tous les magasins de l'ennemi, lui a fait plusieurs prisonniers, et s'est porté sur Plauen le 10.

Le maréchal Ney a suivi son mouvement à une demi-journée distance.

Le 8, le grand-duc de Berg a débouché, avec la cavalerie légère, de Kronach, et s'est porté devant Saalburg, ayant avec lui le 27e régiment d'infanterie légère. Un régiment prussien voulait défendre le passage de la Saale : après une canonnade d'une demi-heure, menacé d'être tourné, il a abandonné sa position et la Saale.

Le 9, le grand-duc de Berg se porta sur Schleiz; un général prussien y était avec 10,000 hommes. L'Empereur y arriva à midi et chargea le maréchal prince de Ponte-Corvo d'attaquer et d'enlever le village, voulant l'avoir avant la fin du jour. Le maréchal fit ses dispositions, se mit à la tête de ses colonnes; le village fut enlevé et l'ennemi poursuivi; sans la nuit, la plus grande partie de cette division eût été prise. Le général Watier, avec le 4e de hussards et le 5e régiment de chasseurs, fit une belle charge de cavalerie contre trois régiments prussiens. Quatre compagnies du 27e d'infanterie légère se trouvant en plaine furent chargées par les hussards prussiens, mais ceux-ci virent comme l'infanterie française reçoit la cavalerie prussienne. Plus de 200 cavaliers restèrent sur le champ de bataille. Le général Maison commandait l'infanterie légère. Un colonel ennemi fut tué, deux pièces de canon prises, 300 hommes furent faits prisonniers et 400 tués. Notre perte a été de peu d'hommes. L'infanterie prussienne a jeté ses armes et a fui épouvantée devant les baïonnettes françaises. Le grand-duc de Berg était au milieu des charges, le sabre à la main.

Le 10, le prince de Ponte-Corvo a porté son quartier général Auma. Le 11 , le grand-duc de Berg est arrivé à Gera. Le général de brigade Lasalle, de la cavalerie de la réserve, a culbuté l'escorte des bagages ennemis; 500 caissons et voitures de bagages ont été pris par les hussards francais; notre cavalerie légère est couverte d'or. Les équipages de pont et plusieurs objets importants font partie du convoi. 

La gauche a eu des succès égaux. Le maréchal Lannes est entré à Cobourg le 8, se portait le 9 sur Grafenthal; il a attaqué, le 10, à Saalfeld, l'avant-garde du prince Hohenlohe, commandée par le prince Louis de Prusse, un des champions de la guerre. La canonnade n'a duré que deux heures; la moitié de la division du général Suchet a seule donné; la cavalerie prussienne a été culbutée par les 9e et 10e régiments de hussards; l'infanterie prussienne n'a pu conserver aucun ordre dans sa retraite; une partie a été culbutée dans un marais, une partie dispersée dans les bois. On a fait 1,000 prisonniers; 600 hommes sont restés sur le champ de bataille; trente pièces de canon sont tombées au pouvoir de l'armée. Voyant ainsi la déroute de ses gens, le prince Louis de Prusse, en brave et loyal soldat, se prit corps à corps avec un maréchal des logis du 10e régiment de hussards. « Rendez-vous, Colonel, lui dit le hussard ou vous êtes mort. » Le prince lui répondit par un coup de sabre; le maréchal des logis riposta par un coup de pointe , et le prince tomba mort. Si les derniers instants de sa vie ont été ceux d'un mauvais citoyen, sa mort est glorieuse et digne de regret; il est mort comme doit désirer de mourir tout bon soldat. Deux de ses aides de camp ont été tués à ses côtés. On a trouvé sur lui des lettres de Berlin qui font voir que le projet de l'ennemi était d'attaquer incontinent, et que le parti de la guerre, à la tête duquel étaient le jeune prince et la Reine, craignait toujours que les inclinations pacifiques du Roi, et l'amour qu'il porte à ses sujets, ne lui fissent adopter des tempéraments et ne déjouassent leurs cruelles espérances. On peut dire que les premiers coups de la guerre ont tué un de ses auteurs.

Dresde ni Berlin ne sont couverts par aucun corps d'armée. Tournée par sa gauche, prise en flagrant délit au moment où elle se livrait aux combinaisons les plus hasardées, l'armée prussienne se trouve dès le début dans une position assez critique. Elle occupe Eisenach, Gotha, Erfurt, Weimar. Le 12, l'armée française occupe Saalfeld et Gera, et marche sur Naumburg et Iena. Les coureurs de l'armée française inondent la plaine de Leipzig.

Toutes les lettres interceptées peignent le conseil du Roi déchiré par des opinions différentes; toujours délibérant et jamais d'accord; l'incertitude, l'alarme et l'épouvante paraissent déjà succéder à l'arrogance, à l'inconsidération et à la folie.

Hier 11 , en passant à Gera devant le 27e régiment d'infanterie légère, l'Empereur a chargé le colonel de témoigner sa satisfaction à ce régiment sur sa bonne conduite.

Dans tous ces combats, nous n'avons à regretter aucun officier de marque; le plus élevé en grade est le capitaine Campocasso, 27e d'infanterie légère, brave et loyal officier. Nous n'avons eu que 40 tués et 60 blessés.


Quartier impérial, Auma, 12 octobre 1806

NOTE

Sa Majesté l'Empereur des Français, désirant que les maux de la guerre soient diminués autant que possible, a décidé que l'échange des prisonniers de guerre se ferait entre les deux puissances par un cartel et aux conditions ci-après.

Les prisonniers prussiens jouiront en France d'une paye et d'une ration déterminées, sous la condition que les prisonniers français qui seront faits par l'armée prussienne jouiront du même traitement.

En conséquence, il est accordé à chaque soldat prussien prisonnier une ration de 24 onces de farine, dont trois quarts de froment et un quart de seigle; une demi-livre de viande, une once de riz, trois sous par jour et le logement.

Aux sous-officiers, le tiers en sus.
Aux sous-lieutenants . . . . . . . . . . . . . .  . . 50 francs par mois
Aux lieutenants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Aux capitaines. . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..  100
Aux majors et lieutenants-colonels . . . . 150
Aux colonels . . . . . . .. . . . . . . . . . .  . . . . 180
Aux généraux-majors . . . . . . . . . . . . . . . 400
Aux lieutenants généraux . . . . . . . . . .  . 600

Les femmes, enfants, chirurgiens et tous individus tenant à l'administration seront renvoyés, ne pouvant être considérés comme prisonniers de guerre.

Le major général, ministre de la guerre, donnera des ordres pour l'exécution des dispositions ci-dessus.


Auma, 12 octobre 1806

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, je vous envoie les décorations du prince Louis de Prusse. J'y joins des lettres qui ont été trouvées sur lui; je ne les ai lues que très-légèrement; lisez-les avec attention. Voyez avec M. Laforest si l'on y comprend quelque chose. Renvoyez M. de Knobelsdorf en échange contre M. Laforest.

Les affaires vont ici tout à fait comme je les avais calculées, il y a deux mois, à Paris, marche par marche, presque événement par événement; je ne me suis trompé en rien.

Je ne suis pas dupe de la neutralité de Hesse-Cassel; je suis étonné que vous le soyez, après ce que vous avez vu de mes mouvements et la retraite de l'armée prussienne. Il se passera des choses intéressantes d'ici à deux ou trois jours; mais tout paraît me confirmer dans l'opinion que les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick, auquel on accorde des talents, dirige d'une manière aussi ridicule les opérations de cette armée.

Dresde est entièrement découvert.


 Camp impérial, Gera, 12 octobre 1806

Au roi de Prusse

Monsieur mon Frère, je n'ai reçu que le 7 la lettre de Votre Majesté, du 25 septembre. Je suis fâché qu'on lui ait fait signer cette espèce de pamphlet.

(Ceci a rapport à une lettre du roi de Prusse, composée de vingt pages, véritable rapsodie que très-certainement le Roi n'a pu lire ni comprendre. Nous ne pouvons l'imprimer, attendu que tout ce qui tient à la correspondance particulière des souverains reste dans le portefeuille de l'Empereur et ne vient point à la connaissance du public. Si nous publions celle de S. M. c'est parce que, beaucoup d'exemplaires en ayant été faits au quartier général des Prussiens, où on la trouva très-belle, une copie en est tombée entre nos mains. (Note du Moniteur)

Je ne lui réponds que pour lui protester que jamais je n'attribuerai à elle les choses qui y sont contenues; toutes sont contraires à son caractère et à l'honneur de tous deux. Je plains et dédaigne les rédacteurs d'un pareil ouvrage. J'ai reçu , immédiatement après, la note de son ministre, du 1er octobre. Elle m'a donné rendez-vous le 8. En bon chevalier, je lui ai tenu parole : je suis au milieu de Saxe. Qu'elle m'en croie, j'ai des forces telles que toutes ses forces ne peuvent balancer longtemps la victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang ? à quel but ? je tiendrai à Votre Majesté le même langage que j'ai tenu à l'empereur Alexandre deux jours avant la bataille d'Austerlitz. Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatisés, plus les ennemis d'elle et de son règne qu'ils ne le sont du mien et de ma nation, ne lui donnent pas les mêmes conseils pour la faire arriver au même résultat ! Sire, j'ai été votre ami depuis six ans. Je ne veux point profiter de cette espèce de vertige qui anime ses conseils, et qui lui ont fait commettre des erreurs politiques dont l'Europe est encore tout étonnée, et des erreurs militaires de l'énormité desquelles l'Europe ne tardera pas à retentir. Si elle m'eût demandé des choses possibles, par sa note, je les lui eusse accordées; elle a demandé mon déshonneur, elle devait être certaine de ma réponse. La guerre est donc faite entre nous, l'alliance rompue pour jamais. Mais pourquoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une victoire qui sera achetée par la vie d'un bon nombre de mes enfants. Si j'étais à mon début dans la carrière militaire, et si je pouvais craindre les hasards des combats, ce langage serait tout à fait déplacé. Sire, Votre Majesté sera vaincue; elle aura compromis le repos de ses jours, l'existence de ses sujets, sans l'ombre d'un prétexte. Elle est aujourd'hui intacte et peut traiter avec moi d'une manière conforme à son rang; elle traitera, avant un mois, dans une situation différente. Elle s'est laissée aller à des irritations qu'on a calculées et préparées avec art. Elle m'a dit qu'elle m'avait souvent rendu des services. Eh bien veux lui donner la preuve du souvenir que j'en ai. Elle est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les malheurs de la guerre à peine commencée, elle peut la terminer, et elle fera une chose dont l'Europe lui saura gré. Si elle écoute les furibonds qui, il y a quatorze ans, voulaient prendre Paris, et qui aujourd'hui l'ont embarquée dans une guerre et immédiatement après dans des plans offensifs également inconcevables, elle fera à son peuple un mal que le reste de sa vie ne pourra guérir. Sire, je n'ai rien à gagner contre Votre Majesté. Je ne veux rien et n'ai rien voulu d'elle. La guerre actuelle est une guerre impolitique.

Je sens que peut-être j'irrite dans cette lettre une certaine susceptibilité naturelle à tout souverain; mais les circonstances ne demandent aucun ménagement. Je lui dis les choses comme je les pense. Et, d'ailleurs, que Votre Majesté me permette de le lui dire :ce n'est pas pour l'Europe une grande découverte que d'apprendre que la France est du triple plus populeuse, et aussi brave et aguerrie, que les États de Votre Majesté. Je ne lui ai donné aucun sujet réel de guerre. Qu'elle ordonne à cet essaim de malveillants et d'inconsidérés de se faire à l'aspect de son trône, dans le respect qui lui est dû; et qu'elle rende la tranquillité à elle et à ses États. Si elle ne retrouve plus jamais en moi un allié, elle retrouvera un homme désireux de ne faire que des guerres indispensables à la politique de mes peuples, et ne point répandre le sang dans une lutte avec des souverains qui n'ont avec moi aucune opposition d'industrie, de commerce et de politique. Je prie Votre Majesté de ne voir dans cette lettre que le désir que j'ai d'épargner le sang des hommes, et d'éviter à une nation, qui géographiquement ne saurait être ennemie de la mienne, l'amer repentir d'avoir trop écouté des sentiments éphémères, qui s'excitent et se calment avec tant de facilité parmi les peuples.

Sur ce, je prie Dieu, Monsieur mon Frère, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

De Votre Majesté, le bon Frère.


Gera, 12 octobre 1806, dans la nuit

ORDRE

Le maréchal Duroc verra, à cinq heures du matin, de s'informer pour combien de jours la Garde a de pain, combien on fait de pain ici, s'il y a de l'eau-de-vie; enfin combien cette ville peut fournir de rations de pain par jour, combien elle a fourni jusqu'à cette heure.


Gera, 13 octobre 1806, 2 heures du matin

A l'Impératrice

Je suis aujourd'hui à Gera, ma bonne amie; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu , en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse, que je plains personnellement parce qu'il est bon. La Reine est à Erfurt avec le Roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir.

Je me porte à merveille ; j'ai déjà engraissé depuis mon départ; cependant je fais, de ma personne, vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à huit heures et je suis levé à minuit; je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée.

Tout à toi.


Gera, 13 octobre 1806

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, je vous envoie le 3e bulletin. Vous agirez pour celui-ci comme pour les deux premiers; ils ne peuvent être imprimés que dans le Moniteur. Cela seul met assez d' intervalle pour que les renseignements que contiennent les bulletins ne soient pas dangereux. Vous verrez que la position de l'armée prussienne est assez extraordinaire. Il est probable que, dans huit jours, tout cela aura pris un grand caractère.


Gera, 13 octobre 1806

3e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

Le combat de Schleiz, qui a ouvert la campagne et qui a été funeste à l'armée prussienne, celui de Saalfeld, qui l'a suivi le lendemain, ont porté la consternation chez l'ennemi. Toutes les lettres interceptées disent que la consternation est à Erfurt, où se trouve encore le Roi, la Reine, le duc de Brunswick, et qu'on discute sur le parti à prendre sans pouvoir s'accorder. Mais, pendant qu'on délibère, l'armée française marche. A cet esprit d'effervescence, à cette excessive jactance commencent à succéder des observations critiques sur l'inutilité de cette guerre, sur l'injustice de s'en prendre à la France, sur l'impossibilité d'être secouru, sur la mauvaise volonté des soldats, sur ce qu'on n'a pas fait ceci, et mille et une observations qui sont toujours dans la bouche de la multitude lorsque les princes sont assez faibles pour la consulter sur les grands intérêts politiques au-dessus de sa portée.

Cependant, le 12 au soir, les coureurs de l'armée française étaient aux portes de Leipzig; le quartier général du grand-duc de Berg entre Zeitz et Leipzig, celui du prince de Ponte-Corvo à Zeitz, le grand quartier impérial à Gera, la Garde impériale et le corps d'armée du maréchal Soult à Gera, le corps d'armée du maréchal Ney à Neustadt; en première ligne, le corps d'armée du maréchal Davout à Naumburg, celui du maréchal Lannes à Iena, celui du maréchal Augereau à Kahla. Le prince Jérôme, auquel l'Empereur a confié le commandement des alliés et d'un corps de troupes bavaroises, est arrivé à Schleiz après avoir fait bloquer le fort de Culmbach par un régiment.

L'ennemi, coupé de Dresde, était encore le 11 à Erfurt et travaillait à réunir ses colonnes, qu'il avait envoyées sur Cassel et Würzburg dans des projets offensifs, voulant ouvrir la campagne par une invasion en Allemagne.

Le Weser, où il avait construit des batteries, la Saale, qu'il prétendait également défendre, et les autres rivières, sont tournées à peu près comme le fut l'Iller l'année passée; de sorte que l'armée française borde la Saale, ayant le dos à l'Elbe et marchant sur l'armée prussienne, qui, de son côté, a le dos sur le Rhin; position assez bizarre, d'où doivent naître des événements d'une grande importance.

Le temps, depuis notre entrée en campagne, est superbe, le pays abondant, le soldat plein de vigueur et de santé. On fait des marches de dix lieues, et pas un traîneur; jamais l'armée n'a été si belle. Toutefois les intentions du roi de Prusse se trouvent exécutées : il voulait que le 8 octobre l'armée française eût évacué le territoire de la Confédération, et elle l'avait évacué; mais, au lieu de repasser le Rhin, elle a passé la Saale.


Gera, 13 octobre 1806, 7 heures du matin

Au grand-duc de Berg

Vous avez reçu les ordres de l'état-major pour ne faire aucun mouvement aujourd'hui, afin de donner un peu de repos aux troupes. Si le prince de Wurtemberg venait à Leipzig, ce serait une belle occasion de le rosser. J'ai son état de situation exact; il n'a pas plus de 10,000 hommes. Je n'ai pas de nouvelles d'Iena ni de Naumburg; j'en recevrai sans doute dans une heure. Reposez vos dragons, afin que, selon l'ordre que je donnerai cette nuit, ils arrivent à Iena demain. Mon intention est de marcher droit à l'ennemi. Envoyez un commissaire des guerres à Leipzig, avec ordre d'y faire 30,000 rations de pain à de les faire diriger sur Naumburg. Je partirai d'ici à neuf heures du matin, pour être rendu, à midi ou à une heure, à Iena. Si l'ennemi est à Erfurt, mon projet est de faire porter mon armée sur Weimar et de l'attaquer le 16. Le général Klein et la grosse cavalerie sont arrivés à Auma, où je les ai fait cantonner.

J'attends ma Garde demain.


Gera, 13 octobre 1806, 1 heures du matin

Au général Lemarois

M. le général Lemarois se rendra en toute diligence à Naumburg. Il y verra la situation du maréchal Davout. A Naumburg, il prendra des renseignements sur l'ennemi. Il verra si l'on a passé la rivière d'Unstrut et où se trouve l'ennemi. Après, il viendra en toute diligence me rapporter les renseignements qu'il aura, à Iena, où je serai à midi.


Gera, 13 octobre 1806, 1 heures du matin

A M. Scherb

L'officier d'ordonnance Scherb se rendra en toute diligence à Iena il verra ce qui se passe. Il prendra des renseignements sur l'ennemi et viendra m'en rendre compte. Il me rapportera des nouvelles du maréchal Lannes et des mouvements de l'ennemi.


Gera, 13 octobre 1806, 1 heures du matin

Au maréchal Lannes

Mon Cousin, je serai à une heure à Iena. Je passerai par la ville de Roda. Faites en sorte que je trouve là de vos nouvelles et des renseignements sur les mouvements qu'aurait faits l'ennemi.

Je n'ai fait faire aujourd'hui à l'armée aucun mouvement, qu'elle prenne quelque repos, et donner le temps de rejoindre. Seulement le maréchal Ney sera dans la journée à Roda; il se trouvera ainsi à trois petites lieues de vous. Si l'ennemi vous attaquait ne manquez pas de m'en instruire sur-le-champ.


Gera, 13 octobre 1806, 7 heures et demie du matin

A M. de Tournon

M. de Tournon se rendra auprès de grand-duc de Berg et lui remettra la lettre ci-jointe. Il s'informera de toutes les nouvelles qu'on peut avoir de l'ennemi. Il prendra les ordres du prince pour venir me joindre à Iena, où je désire qu'il arrive avant trois heures du matin.


(sans date)

A M. de la Marche

M. Lamarche partira sur-le-champ pour aller à la rencontre des généraux Nansouty et d'Hautpoul et du général Klein; il leur donnera l'ordre d'être rendus le plus tôt possible à Roda, petite ville à moitié chemin d'Auma à Iena.

Il leur fera connaître que, s'ils entendent le canon du côté d'Iena, ils pressent leur marche, et qu'ils envoient des officiers pour prévenir de leur arrivée. A mesure qu'il rencontrera une division, il m'expédiera un officier avec un rapport détaillé qui fasse connaître le lieu où il a rencontré la division, l'état où elle se trouve, et l'heure à laquelle elle sera rendue à Roda.

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Il montrera aux généraux le présent ordre, qui leur servira d'autorisation.

L'Empereur sera à midi à Iena.


Gera, 13 octobre 1806, 9 heures du matin

Au grand-duc de Berg

Enfin le voile est déchiré; l'ennemi commence sa retraite sur Magdeburg. Portez-vous le plus tôt possible avec le corps de Bernadotte sur Dornburg, gros bourg située entre Iena et Naumburg. Venez-y surtout avec vos dragons et votre cavalerie.

Toute la grosse cavalerie et celle du général Klein marchent sur Iena. Je crois que l'ennemi essayera d'attaquer le maréchal Lannes à Iena, ou qu'il filera. S'il attaque le maréchal Lannes, votre position à Dornburg vous permettra de le secourir. Je serai à deux heures après midi à Iena. Vous savez déjà que les magasins de l'ennemi qui étaient à Naumburg sont pris, que le bel équipage de pontons attelé est également pris. Il parait que cet équipage se dirigeait sur Halle. S'il n'y a rien de nouveau, venez de votre personne, cette nuit, à Iena.


Gera, 13 octobre 1806, 10 heures du matin  

4e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

Les événements se succèdent avec rapidité. L'armée prussienne est prise en flagrant délit, ses magasins enlevés; elle est tournée. Le maréchal Davout est arrivé à Naumburg, le 12 à neuf heur soir, y a saisi les magasins de l'armée ennemie, fait des prisonniers et pris un superbe équipage de dix-huit pontons de cuivre, attelés. Il paraît que l'armée prussienne se met en marche pour Magdeburg; mais l'armée française a gagné trois marches sur elle. 

L'anniversaire des affaires d'Ulm sera célèbre dans l'histoire de France.

La lettre ci-jointe, d'un officier prussien à un de ses amis à Berlin, qui vient d'être interceptée, fera connaître la vraie situation des esprits; mais cette bataille dont parle l'officier prussien aura lieu dans peu de jours; les résultats décideront du sort de la guerre. Les Français doivent être sans inquiétude.


Au bivouac en avant d'Iena, 13 octobre 1806

Au maréchal Ney, à Moersdorf

L'ennemi est avec 40,000 hommes entre Weimar et Iena; poussez avec tout-votre corps d'armée aussi loin que vous pourrez sur Iena, afin d'être demain de bonne heure à Iena. Réunissez tout votre cavalerie légère, et rendez aux régiments toutes les ordonnances. Dirigez tout cela en arrière, avec votre cavalerie légère, autour d'Iena. Tâchez d'être de votre personne ce soir à Iena, pour être à la reconnaissance que l'Empereur fera ce soir sur l'ennemi.

Le maréchal Berthier, par ordre de l'Empereur.


Au bivouac d'Iena, 14 octobre 1806

ORDRE DU JOUR
DISPOSITIONS DE L'ORDRE DE BATAILLE

M. le maréchal Augereau commandera la gauche; il placera sa première division en colonne sur la route de Weimar, jusqu'à une hauteur par où le général Gazan a fait monter son artillerie sur le plateau; il tiendra des forces nécessaires sur le plateau de gauche, à la hauteur de la tête de sa colonne. Il aura des tirailleurs sur toute la ligne ennemie, aux différents débouchés des montagnes. Quand le général Gazan aura marché en avant, il débouchera sur le plateau avec tout son corps d'armée, et marchera ensuite, suivant les circonstances, pour prendre la gauche de l'armée.

M. le maréchal Lannes aura, à la pointe du jour, toute son artillerie dans ses intervalles et dans l'ordre de bataille où il a passé la nuit.

L'artillerie de la Garde impériale sera placée sur la hauteur, et la Garde sera derrière le plateau, rangée sur cinq ligues, la première ligne, composée des chasseurs, couronnant le plateau.

Le village qui est sur notre droite sera canonné avec toute l'artillerie du général Suchet, et immédiatement attaqué et enlevé.

L'Empereur donnera le signal; on doit se tenir prêt à la pointe du jour.

M. le maréchal Ney sera placé, à la pointe du jour, à l'extrémité du plateau, pour pouvoir monter et se porter sur la droite du maréchal Lannes, du moment que le village sera enlevé et que, par là, on aura la place de déploiement.

M. le maréchal Soult débouchera par le chemin qui a été reconnu sur la droite, et se tiendra toujours lié pour tenir la droite de l'armée.

L'ordre de bataille en général sera, pour MM. les maréchaux, de se former sur deux lignes, sans compter celle d'infanterie légère; la distance des deux lignes sera au plus de 100 toises.

La cavalerie légère de chaque corps d'armée sera placée pour être à la disposition de chaque général, pour s'en servir suivant les circonstances.

La grosse cavalerie, aussitôt qu'elle arrivera, sera placée sur le plateau et sera en réserve derrière la Garde, pour se porter où les circonstances l'exigeraient.

Ce qui est important aujourd'hui, c'est de se déployer en plaine; un fera ensuite les dispositions que les manœuvres et les forces que montrera l'ennemi indiqueront, afin de le chasser des positions qu'il occupe et qui sont nécessaires pour le déploiement.


Iena, 15 octobre 1806, 3 heures du matin

A l'Impératrice

Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient 150,000 hommes; fait 20,000 prisonniers, pris cent pièces de canon et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse; j'ai manqué de prendre ainsi que la reine. Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille.

Adieu, mon amie, porte-toi bien et aime-moi.

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Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser ainsi qu'à Napoléon et au petit.


Iena, 15 octobre 1806

A M. Cambacérès

Mon Cousin, je ne vous écris qu'un mot; vous aurez le bulletin demain. La bataille d'Iena a rempli toutes nos espérances. Les Prussiens ont été écrasés. Ils étaient 150,000. Vingt-cinq mille prisonniers, deux cents pièces de canon, des drapeaux, un grand nombre de leurs généraux tués, et entre autres le duc de Brunswick.


Iena, 15 octobre 1806

A M. de Talleyrand

Monsieur le Prince de Bénévent, voici une note que vous pouvez faire imprimer en attendant que je vous envoie le bulletin.

Je vous envoie un manifeste prussien auquel il faut faire une réponse.


La bataille d'Iena, qui s'est donnée le 14, sera une des plus célèbres de l'histoire. Les Prussiens étaient au nombre de 150,000 hommes; ils ont perdu 900 pièces, d'artillerie, 30 drapeaux, 28,000 prisonniers. Le duc de Brunswick, le général Rüchel ont été tués; le prince Henri de Prusse, grièvement blessé; un grand nombre de généraux et d'officiers de distinction ont été blessés. Comparativement, la perte de l'armée française a été beaucoup moindre. Cependant aux ambulances d'Iena nous avons 1,200 blessés et à celles de Naumburg 1,500. Il n'y a pas d'autre général tué que le général de brigade Debilly, excellent militaire. Sept ou huit colonels sont morts sur le champ de bataille. La cavalerie française s'est couverte d'honneur.

Le maréchal Davout, placé aux débouchés de Koesen en avant de Naumburg, a empêché l'ennemi de déboucher. Il s'est battu toute la journée et a mis en déroute plus de 60,000 hommes commandés par Moellendorf, Kalkreuth et par le Roi en personne. Ce corps d'armée s'est couvert de gloire. Au reste, tout le monde a rivalisé de zèle et de courage. Les corps des maréchaux Lannes, Soult, Ney et Augereau ont pris part à l'action avec une égale intrépidité.

La reine de Prusse a été poursuivie par un escadron de hussards; elle a été obligée de rentrer à Weimar et en est repartie trois heures avant que nos postes y entrassent. Elle a suivi une route sur laquelle nous avons beaucoup de troupes; il est possible qu'elle ait été prise.

Les divisions de cuirassiers et de dragons n'ont pu arriver qu'à la fin de la journée. Elles ont enfoncé plusieurs bataillons carrés d'infanterie prussienne, qu'elles ont faits prisonniers. Le grand-duc de Berg se trouvait toujours à leur tête.

Nos troupes sont entrées le soir à Weimar, en poursuivant l'arrière-garde ennemie du côté de la gauche. Du côté de la droite, le maréchal Davout a poursuivi l'ennemi jusqu'à Neustaedt. Il a, ce matin, son quartier général à Eckartsberga.

On croit que l'ennemi cherche à se rallier du côté de Frankenhausen pour tâcher de gagner Magdeburg. L'ennemi doit avoir éprouvé un mal effroyable, que l'on ne connaîtra que plus tard. Six de leurs généraux sont prisonniers avec un grand nombre de colonels.


Iena, 15 octobre 1806.   

Au maréchal Berthier

Le maréchal Berthier enverra la note ci-après par courrier M. Otto, qui la fera passer à M. la Rochefoucauld, au géneral Sebastiani et en Italie. Il la fera imprimer partout, à Leipzig, à Iena, etc.

La bataille d'Iena, qui s'est donnée le 14 entre l'armée française commandée par l'empereur Napoléon et l'armée prussienne commandée par le roi de Prusse, a été aussi glorieuse qu'on pouvait le désirer pour les armes françaises. L'armée prussienne a été écrasée; elle a éprouvé des pertes immenses; elle a été poursuivie pendant plus de six lieues; elle a laissé sur-le-champ de bataille 100 pièces de canon; plusieurs milliers de morts; on lui a fait 20,000 prisonniers. Le roi et la reine de Prusse n'ont été manqués que d'une heure. La plupart des généraux prussiens ont été blessés; leurs colonnes ont été coupées. Nous sommes entrés à Weimar en même temps qu'eux. Notre perte n'est pas très-considérable.


Iena, 15 octobre 1806

5e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

La bataille d'Iena a lavé l'affront de Rosbach, et décidé, en  sept jours, une campagne qui a entièrement calmé cette frénésie guerrière qui s'était emparée des têtes prussiennes.

Voici la position de l'armée au 13 :

Le grand-duc de Berg et le maréchal Davout avec leurs corps d'armée étaient à Naumburg, ayant des partis sur Leipzig et Halle.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo était en marche pour se rendre à Dornburg.
Le corps du maréchal Lannes arrivait à Iena.
Le corps du maréchal Augereau était en position à Kahla. 
Le corps du maréchal Ney était à Roda.
Le quartier général à Gera. L'Empereur en marche pour se rendre à Iena.
Le corps du maréchal Soult, de Gera, était en marche pour prendre une position plus rapprochée à l'embranchement des routes de Naumburg et d'Iena.

Voici la position de l'ennemi :

Le roi de Prusse voulant commencer les hostilités au 9 octobre, en débouchant sur Francfort par sa droite, sur Würzburg par son centre et sur Bamberg par sa gauche, toutes les divisions de son armée étaient disposées pour exécuter ce plan; mais l'armée française, s'étant avancée sur l'extrémité de sa gauche, se trouva, en peu de jours, à Saalburg, à Lobenstein, à Schleiz, à Gera, à Naumburg. L'armée prussienne, tournée, employa les journées des 9, 10, 11 et 12 à rappeler tous ses détachements; et, le 13, elle se présenta en bataille entre Kapellendorf et Auerstaedt, forte de près de 150,000 hommes.

Le 13, à deux heures après midi, l'Empereur arriva à Iena, et, sur un petit plateau qu'occupait notre avant-garde, il aperçut les dispositions de l'ennemi, qui paraissait manœuvrer pour attaquer le lendemain, et forcer les divers débouchés de la Saale. L'ennemi défendait en force et par une position inexpugnable la chaussée d'Iena à Weimar, et paraissait penser que les Français ne pourraient déboucher dans la plaine sans avoir forcé ce passage. Il ne paraissait pas possible, en effet, de faire monter de l'artillerie sur le plateau qui, d'ailleurs, était si petit que quatre bataillons pouvaient à peine s'y déployer. On fit travailler toute la nuit à un chemin dans le roc, et l'on parvint à conduire l'artillerie sur la hauteur.

Le maréchal Davout reçut l'ordre de déboucher par Naumburg, pour défendre les défilés de Koesen, si l'ennemi voulait marcher sur Naumburg, ou pour se rendre à Apolda pour le prendre à dos, s'il restait dans la position où il était.

Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo fut destiné à déboucher de Dornburg pour tomber sur les derrières de l'ennemi, soit qu'il se portât en force sur Naumburg, soit qu'il se portât sur Iena.

La grosse cavalerie, qui n'avait pas encore rejoint l'armée, ne pouvait la rejoindre qu'à midi; la cavalerie de la Garde impériale était à trente-six heures de distance, quelque fortes marches qu'elle eût faites depuis son départ de Paris. Mais il est des moments, à la guerre, où aucune considération ne doit balancer l'avantage de prévenir l'ennemi et de l'attaquer le premier. L'Empereur fit ranger, sur le plateau qu'occupait l'avant-garde, que l'ennemi paraissait avoir négligé et vis-à-vis duquel il était en position, tout le corps du maréchal Lannes. Ce corps d'armée fut rangé par les soins du général Victor; chaque division formant une aile. Le maréchal Lefebvre fit ranger, au sommet, la Garde impériale en bataillons carrés. LEmpereur bivouaqua au milieu de ces braves. La nuit offrait un spectacle digne d'observation : celui de deux armées dont l'une déployait son front sur six lieues d'étendue et embrasait de ses feux l'atmosphère, l'autre dont les feux apparents étaient concentrés sur un point; et dans l'une et l'autre armée de l'activité et du mouvement. Les feux des deux armées étaient à une demi-portée de canon; les sentinelles se touchaient presque, et il ne se faisait pas un mouvement qui ne fût entendu.

Les corps des maréchaux Ney et Soult passèrent la nuit en marche. A la pointe du jour, toute l'armée prit les armes. La division Gazan était rangée sur trois lignes, sur la gauche du plateau; la division Suchet formait la droite; la Garde impériale occupait le sommet du monticule, chacun de ces corps ayant ses canons dans les intervalles. De la ville et des vallées voisines, on avait pratiqué des débouchés qui permettaient le déploiement le plus facile aux troupes qui n'avaient pu être placées sur la plateau, car c'était peut-être la première fois qu'une armée devait passer par un si petit débouché.

Un brouillard épais obscurcissait le jour. L'Empereur passa devant plusieurs lignes; il recommanda aux soldats de se tenir en garde contre cette cavalerie prussienne qu'on peignait comme si redoutable. Il les fit souvenir qu'il y avait un an, à la même époque, ils avaient pris Ulm; que l'armée prussienne, comme l'armée autrichienne, était aujourd'hui cernée, ayant perdu sa ligne d'opération, ses magasins; qu'elle ne se battait plus dans ce moment pour la gloire, mais pour sa retraite; que, cherchant à faire une trouée sur différents points, les corps d'armée qui la laisseraient passer seraient perdus d'honneur et de réputation. A ce discours animé, le soldat répondit par des cris de Marchons ! Les tirailleurs engagèrent l'action; la fusillade devint vive. Quelque bonne que fût la position que l'ennemi occupait, il en fut débusqué, et l'armée française, débouchant dans la plaine, commença à prendre son ordre de bataille.

De son côté, le gros de l'armée ennemie, qui n'avait eu le projet d'attaquer que lorsque le brouillard serait dissipé, prit les armes. Un corps de 50,000 hommes de la gauche se porta pour couvrir les défilés de Naumburg et s'emparer des débouchés de Koesen; mais il avait déjà été prévenu par le maréchal Davout. Les deux autres corps, formant une force de 80,000 hommes, se portèrent en avant de l'armée française, qui débouchait du plateau d'Iéna. Le brouillard couvrit les deux armées pendant deux heures; mais enfin il fut dissipé par un beau soleil d'automne. Les deux armées s'aperçurent à une petite portée de canon. La gauche de l'armée française, appuyée sur un village et des bois, était commandée par le maréchal Augereau. La Garde impériale la séparait du centre, qu7occupait le corps du maréchal Lannes. La droite était formée par le corps du maréchal Soult. Le maréchal Ney n'avait qu'un simple corps de 3,000 hommes, seules troupes qui fussent arrivées de son corps d'armée.

L'armée ennemie était nombreuse et montrait une belle cavalerie; ses manœuvres étaient exécutées avec précision et rapidité. L'Empereur eût désiré de retarder de deux heures d'en venir aux mains, afin d'attendre, dans la position qu'il venait de prendre, après l'attaque du matin, les troupes qui devaient le joindre et surtout sa cavalerie; mais l'ardeur française l'emporta. Plusieurs bataillons s'étant engagés au village d'Hohlstaedt, il vit l'ennemi s'ébranler pour les en déposter; le maréchal Lannes reçut ordre sur-le-champ de marcher en échelons pour soutenir ce village. Le maréchal Soult attaqua un bois sur la droite. L'ennerni ayant fait un mouvement de sa droite sur notre gauche, le maréchal Augereau fut chargé de le repousser. En moins d'une heure, l'action devint générale : 250 ou 300,000 hommes, avec 7 ou 800 pièces de canon, semaient partout la mort et offraient un de ces spectacles rares dans l'histoire. De part et d'autre on manœuvra constamment comme à une parade; parmi nos troupes, il n'y eut jamais le moindre désordre, la victoire ne fut pas un moment incertaine. L'Empereur eut toujours auprès de lui, indépendamment de la Garde impériale, un bon nombre de troupes de réserve pour pouvoir parer à tout accident imprévu.

Le maréchal Soult, ayant enlevé le bois qu'il attaquait depuis deux heures, fit un mouvement en avant : dans cet instant on prévint l'Empereur que les divisions de cavalerie française de réserve commençaient à se placer, et que deux nouvelles divisions du corps du maréchal Ney se plaçaient en arrière, sur le champ de bataille. On fit alors avancer toutes les troupes qui étaient en réserve, sur la première ligne, qui, se trouvant ainsi appuyée, culbuta l'ennemi en un clin d'œil et le mit en pleine retraite. Il la fit en ordre pendant la première heure; mais elle devint un affreux désordre, du moment que nos divisions de dragons et nos cuirassiers, ayant le grand duc de Berg à leur tête, purent prendre part à l'affaire. Ces braves cavaliers, frémissant de voir la victoire se décider sans eux, se précipitèrent partout où ils rencontrèrent des ennemis. La cavalerie, l'infanterie prussienne ne purent soutenir leur choc; en vain l'infanterie ennemie se forma en bataillons carrés; cinq de ces bataillons furent enfoncés : artillerie, cavalerie, infanterie, tout fut culbuté et pris. Les Français arrivèrent à Weimar en même temps que l'ennemi, qui fut ainsi poursuivi pendant l'espace de six lieues.

A notre droite, le corps du maréchal Davout faisait des prodiges; non-seulement il contint, mais mena battant, pendant plus de trois lieues, le gros de troupes ennemies qui devait déboucher du coté de Koesen. Ce maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d'un homme de guerre. Il a été secondé par les généraux Gudin, Friant, Morand, Daultanne, chef de l'état-major, et par la rare intrépidité de son brave corps d'armée.

Les résultats de la bataille sont 30 à 40,000 prisonniers, il en arrive à chaque moment; 25 à 30 drapeaux, 300 pièces de canon, des magasins immenses de subsistances. Parmi les prisonniers se trouvent plus de vingt généraux, dont plusieurs lieutenants généraux, entre autres le lieutenant général Schmettau. Le nombre des morts est immense dans l'armée prussienne; on compte qu'il y a plus de 20,000 tués ou blessés. Le feld-maréchal Moellendorf a été blessé; le duc de Brunswick a été tué; le général Rüchel a été tué; le prince Henri de Prusse, grièvement blessé. Au dire des déserteurs, des prisonniers et des parlementaires, le désordre et la consternation sont extrêmes dans les débris de l'armée ennemie.

De notre côté, nous n'avons à regretter, parmi les généraux, que la perte du général de brigade Debilly, excellent soldat. Parmi les blessés, le général de brigade Conroux; parmi les colonels les colonels Vergez, du 12e régiment d'infanterie de ligne; Lamotte du 36e; Barbanègre, du 9e de hussards; Marigny, du 20e de chasseurs; Harispe, du 16e d'infanterie légère; Doullembourg, du 1er de dragons; Nicolas, du 61e de ligne; Viala, du 85e; Higonet, du 108e.

Les hussards et les chasseurs ont montré, dans cette journée, une audace digne des plus grands éloges. La cavalerie prussienne n'a jamais tenu devant eux, et toutes les charges qu'ils ont faites devant l'infanterie ont été heureuses.

Nous ne parlons pas de l'infanterie française; il est reconnu depuis longtemps que c'est la meilleure infanterie du monde. L'Empereur a déclaré que la cavalerie française, après l'expérience des deuc campagnes et de cette dernière bataille, n'avait pas d'égale.

L'armée prussienne a, dans cette bataille, perdu toute retraite et toute sa ligne d'opération. Sa gauche, poursuivie par le maréchal Davout, opéra sa retraite sur Weimar, dans le temps que sa droite et son centre se retiraient de Weimar sur Naumburg. La confusion fut donc extrême. Le Roi a dû se retirer à travers champs, à la tête de son régiment de cavalerie.

Notre perte est évaluée à 1,000 ou 1,100 tués et 3,000 blessés.

Le grand-duc de Berg investit en ce moment la place d'Erfurt, où se trouve un corps d'ennemis que commandent le maréchal Moellendorf et le prince d'Orange.

L'état-major s'occupe d'une relation officielle qui fera connaître dans tous ses détails cette bataille, et les services rendus par les différents corps d'armée et régiments. Si cela peut ajouter quelque chose aux titres qu'a l'armée à l'estime et à la considération de la nation, rien ne pourra ajouter au sentiment d'attendrissement qu'ont éprouvé ceux qui ont été témoins de l'enthousiasme et de l'amour qu'elle témoignait à l'Empereur, au plus fort du combat. S'il y avait un moment d'hésitation, le seul cri de Vive l'Empereur ! ranimait les courages et retrempait toutes les âmes. Au fort de la mêlée, l'Empereur, voyant ses ailes menacées par la cavalerie, se portait au galop pour ordonner des manœuvres et des changements de front en carrés. Il était interrompu à chaque instant par des cris de Vive l'Empereur ! La Garde impériale à pied voyait, avec un dépit qu'elle ne pouvait dissimuler, tout le monde aux mains et elle dans l'inaction. Plusieurs voix firent attendre (entendre ?) les mots : En avant !  Qu'est-ce? » dit l'Empereur. Ce ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui peut vouloir préjuger ce que je dois faire; qu'il attende qu'il ait commandé dans trente batailles rangées, avant de prétendre me donner des avis. » C'étaient effectivement des vélites dont le jeune courage était impatient de se signaler.

Dans une mêlée aussi chaude, pendant que l'ennemi perdait presque tous ses généraux, on doit remercier cette Providence qui gardait notre armée. Aucun homme de marque n'a été tué ni blessé. Le maréchal Lannes a eu un biscaïen qui lui a rasé la poitrine sans le blesser. Le maréchal Davout a eu son chapeau emporté et un grand nombre de balles dans ses habits. L'Empereur a toujours été entouré, partout où il a paru, du prince de Neuchâtel, du maréchal Bessières, du grand maréchal du palais Duroc, du grand écuyer Caulaincourt, et de ses aides de camp et écuyers de service. Une partie de l'armée n'a pas donné, ou est encore sans avoir tiré un coup de fusil.


Quartier impérial, Iena, l5 octobre 1806.

DECRET

NAPOLÉON, Empereur des Français, Roi d'Italie,
Considérant que le résultat de la bataille d'hier est la conquête de tous les pays appartenant au roi de Prusse en deçà de la Vistule,

Nous avons décrété et décrétons les dispositions suivantes, pour servir de règle à notre intendant général, à l'administrateur des finances et à notre receveur général :

ARTICLE 1er. - Les États de l'électeur de Saxe payeront une contribution extraordinaire de guerre de . . . . 25,375,000 francs

Le duché de Weimar

2,200,000 

Les États du duc de Brunswick et Wolfenbüttel

5,625,000 

Les États du prince de Nassau, Orange, Fulde

1,300,000

L'électeur de Hesse-Cassel

6,000,000 

La ville d'Erfurt et le comté de Blankenhayn

400,000

Le comté d'Eichsfeld

675,000

La ville de Goslar 

200,000

La principauté de Halberstadt

525,000 

Hildesheim

100,000

Paderborn

225,000

Münster

2,500,000

Le pays de Tecklenburg et de Lingen

100,000 

Le comté de la Marck

2,000,000

La principauté de Minden et de Ravensberg

600,000

Le margraviat de Bayreuth

2,500,000

Les États du roi de Prusse en deçà de la Vistule. La ville de Berlin sera comprise dans cette réquisition pour une somme de dix millions.

100,000,000 

Le pays de Hanovre

9,100,000

Total

159,425,000

 ART. 2. - Il sera pris possession de l'Ost-Frise par la Hollande.

ART. 3. - Les États des ducs de Saxe-Gotha, des princes d'Anhalt de Waldeck, de la Lippe et de Reuss, qui n'ont point pris part à la guerre, ne seront inquiétés d'aucune manière et ne payeront pas de contributions.

ART. 4. - L'intendant général est autorisé à engager les domaines du prince pour le payement de la contribution.

ART. 5. - Toutes les marchandises anglaises qui se trouveront dans les villes du Nord appartiendront à l'armée.


Iena, 15 octobre 1806, 1 heure après midi

Au grand-duc de Berg

Il paraît que la réunion de l'armée prussienne se fait sur Frankenhausen. Le maréchal Davout a eu une affaire superbe; il a battu seul 60,000 Prussiens. Son quartier général était ce matin à Eckartsberga; sa cavalerie légère était à Buttstaedt et à Neustaedt.


Iena, 15 octobre 1806

Au vice-amiral Decrès

J'imagine que vous avez donné des ordres pour qu'on coure sur les bâtiments prussiens et pour faire déclarer de bonne prise les bâtiments de cette nation qui sont dans nos ports.


Weimar, 15 octobre 1806, au soir

6e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

Six mille Saxons et plus de 300 officiers ont été faits prisonniers. L'Empereur a fait réunir les officiers et leur a dit qu'il voyait avec peine que leur armée lui faisait la guerre; qu'il n'avait pris les armes que pour assurer l'indépendance de la nation saxonne et s'opposer à ce qu'elle fût incorporée à la monarchie prussienne; que son intention était de les renvoyer tous chez eux, s'ils donnaient leur parole de ne jamais servir contre la France; que leur souverain , dont il reconnaissait les qualités, avait été d'une extrême faiblesse, en cédant ainsi aux menaces des Prussiens et en les laissant entrer sur son territoire; mais qu'il fallait que tout cela finit, que les Prussiens restassent en Prusse et qu'ils ne se mêlassent en rien des affaires de l'Allemagne; que les Saxons devaient se trouver réunis dans la Confédération du Rhin, sous la protection de la France, protection qui n'était pas nouvelle, puisque, depuis deux cents ans, sans la France, ils eussent été envahis par l'Autriche ou par la Prusse ; que l'Empereur n'avait pris les armes que lorsque la Prusse avait envahi la Saxe; qu'il fallait mettre un terme à ces violences ; que le continent avait besoin de repos, et que, malgré les intrigues et les basses passions qui agitent plusieurs cours, il fallait que ce repos existât, dût-il en coûter la chute de quelques trônes.

Effectivement, tous les prisonniers saxons ont été renvoyés chez eux avec la proclamation de l'Empereur aux Saxons, et des assurances qu'on n'en voulait point à leur nation.


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