Consulat
Premier Empire

Eylau

Un terrible bilan


Lorsque le jour se lève, c'est un horrible champ de bataille, un véritable charnier, qui s'offre aux yeux. Dans la plaine, des milliers et des milliers de cadavres. Partout des canons brisés, des armes, des cuirasses, des corps de chevaux éventrés. 

La ville offre aussi elle aussi un aspect effroyable. Le long des murs, des centaines de cadavres, amoncelés sous les fenêtres des maisons transformées en salles d'opération. Les survivants, les habits en loques démolissent les portes, les volets, les charpentes, pour faire du feu, car il faut se chauffer et se nourrir. Alors on fait griller des morceaux de cheval morts. 

Napoléon parcourt ce champ de bataille à cheval, sa monture a du mal à éviter les cadavres entassés, parmi lesquels se trouvent des blessés qui n'on pu encore être secourus, et qui appellent à l'aide. Il donne des ordres pour que le plus possible soient secourus. Il est lui-même sous le choc, s'arrêtatn souvent pour questionner les blessés.

Billon : "Nous rentrâmes dans Eylau. Les rues étaient jonchées de cadavres. Quel horrible spectacle ! Il tira des larmes aux yeux de l'Empereur. Personne n'eût jamais cru possible un attendrissement pareil de la part de ce grand homme de guerre, et pourtant je les ai vues, moi, ces larmes. J'étais debout, sur un banc de pierre, adossé au mur, quand il passa près de moi. L'Empereur faisait tous ses efforts pour éviter que son cheval ne foulât aux pieds tans de restes humains. Ne pouvant y parvenir, il abandonna les guides et c'est alors que je le vis pleurer."

Barrès : "Ainsi se termina la journée la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la Révolution. Les pertes furent énormes, dans les deux armées, et quoique vainqueurs, nous étions aussi maltraités que les vaincus."

Coignet : "Quel champ de bataille que ce champ d'Eylau ! Ce n'était partout qu'un cri d douleur ; on ne peut s'en faire une idée. Le lendemain de ce jour funeste fut consacré à ensevelir les morts et à porter les blessés à l'ambulance. (..) De tous cotés des hommes gisaient  étendus. On creusait d'énormes fosses, de véritables tranchées qu'on remplissait de cadavres, et que l'on couvrait ensuite de terre (..) Nous enterrâmes ainsi le quatorzième de ligne tout entier et le colonel de son régiment."

Paulin : "Le jour paru enfin ! C'étaient les mêmes lieux, couverts de débris, de morts, de mourants, mais silencieux ; le même ciel gris, morne et froid. On se regardait ; on doutait ; on n'osait croire à des pronostics qui annonçaient des désastres chez les Russes."

Des milliers de morts et de mourants, parfois épouvantablement mutilés, des chevaux morts par milliers, des centaines de canons démontés, de voitures brisées. Un peu partout des incendies, qui rougeoient sur la plaine fortement enneigée.

Les services de santé s'efforcent de venir en aide aux blessés.  Le long des murs, des centaines de cadavres sont amoncelés, sous les fenêtres des maisons, où se sont installées les ambulances et où les chirurgiens (parmi eux, le chirurgien Percy, qui n'est arrivé que dans la journée du 8 ) opèrent sans relâche depuis la veille. A moitié gelés, ils ont les doigts engourdis par le froid, les bistouris, les scies leur tombent des mains. Larrey, qui paraît insensible, débride, tranche, panse sans relâche. Lorsque les granges sont pleines, ont continue d'opérer dehors, à même le sol glacé. Des médecins russes, faits prisonniers, viennent prêter main-forte, et Larrey leur fera verser des indemnités !

Larrey ércrira plus tard, au peintre Giraudet : 

"Les granges étaient percées de toutes parts, les toitures en parties enlevées ou dégradées, de sorte que le vent et la neige y pénétraient de tous cotés. Nous étions à peine à l#abri des boulets. Les malheureux blessés étaient entassés dans ces granges sur une très mince couche de paille en mauvais état, et couverts de leur seuls habits. Il y en avait de toutes les armes. Là les officiers étaient confondus avec les soldats; les blessures étaient horribles, parce qu'elles provenaient presque toutes de l'artillerie. Jamais mon âme n'avait été soumise à une de si rudes épreuves."

Larrey à Eylau - Peinture anonymeCe Larrey, que les blessés, et c'est tout à son honneur, intéressent plus que les morts !

Billon : "Le lendemain d'Eylau, j'aidais le chirurgien à aménager une maison en ambulance, lorsqu'arriva un colonel de l'état-major portant un ordre de Napoléon prescrivant à Larrey de se rendre de toute urgence dans une ville allemande afin d'embaumer le corps du général Dahlmann. Larrey et moi avions à ce moment entre les mains un grand vitrage. < Posez, chasseur ! > s'écria Larrey en colère. Puis, redressant autant qu'il le put sa petite taille qui contrastait avec la haute stature du colonel : < Retournez, Monsieur, dire à Sa Majesté que je n'abandonnerai pas sept à huit cents blessés dont je puis sauver peut-être la moitié pour aller m'occuper d'un mort, si glorieuse que soit sa mémoire..."

Les russes laissent sur le champ de bataille 18.000 tués ou blessés, ainsi que 3.000 prisonniers. Leurs alliés prussiens, engagés sur le tard, ont eu environ 800 tués ou blessés.

Davout : "Ils (les russes) avaient plus de 25,000 hommes hors de combat, 7,000 morts, 20,000 blessés dont ils laissaient une partie sur le champ de bataille. Les Français avaient eu a peu près 10,000 hommes hors de combat, 3,000 morts, 7,000 b!essés.

Les français annonceront environ 2.000 morts et 15 à 16.000 blessés. Napoléon perd quelques-uns de ses meilleurs généraux : Desjardins, d'Hauptoul (il a eu la cuisse brisée, mais a refusé l'amputation, préférant l'opinion de Percy à la sûreté de jugement de Larrey, mourrant le 11 février), Binot, d'Hommières, Corbineau (aide de camp de Napoléon - frère de celui qui décoouvrira le gué de Studianka, sur la berezina), Dahlmann, Lochet, Varé. L'exemple du 30e de ligne est significatif de l'ampleur des pertes :

Plaige : "Cette sanglante journée mit tout l'état-major du régiment (note : le 30e de ligne) hors de combat et lui fit déplorer le sort des braves capitaines Bonnet, Voiturier et Miennay, du lieutenant Pinson et du sous-lieutenant Mazier, ainsi que de quatre-vingt-deux sous-officiers et soldats blessés, non compris vingt-trois officiers."

Comme cette compagnie du 55e de ligne, qui avait combattu dans le cimetière, et perdit quatre-vingt un hommes sur quatre-vingt cinq, ainsi que tous ses officiers, à l'exception du capitaine Hugo (le père de l'écrivain), mais qui, gravement blessé, devra attendre 18 mois avant de d'être totalement rétabli.

Napoléon, contrairement à son habitude, restera huit jours sur le champ de bataille, et veillera à ce que les blessés reçoivent au mieux les soins dont ils avaient besoin, et visitant les glorieux combattants.

Putigny : "Le général Friant fait déplacer notre régiment réduit à soixante hommes, officiers compris. Le regard de l'Empereur se porte sur nous, grave et triste <Colonel, est-ce là votre régiment ? - Voilà, Sire, tout ce qu'il en reste. - Vous avez perdu bien du monde. Votre régiment est un des plus braves de mon armée t aujourd'hui il a mené à bien une lourde tâche. Du repos et des guérisons rempliront les vides >. Nos gorges retrouvent une vigueur nouvelle pour crier < Vive l'Empereur ! > Il est là dans sa redingote bordée de fourrure. Sa main gauche serre les rênes. De la droite, il esquisse un geste de silence ou de bénédiction."

Pouget : Le lendemain l'Empereur vint visiter le champ de bataille à huit heures du matin ; il le parcourut dans le plus grand détail. Les troupes étaient sous les armes à la place où elles avaient combattu et bivouaqué. Mon général de brigade ayant été blessé, je le remplaçai momentanément. En arrivant prés de moi, l'Empereur me demanda si mon régiment avait beaucoup souffert : < Sire, j'ai encore perdu hier trois cent hommes. - Dans de nombre, n'y en a-t-il pas beaucoup qui ont conduit des blessés ? - Peu, Sire ; je l'avais expressément défendu. - Combien d'hommes présents ? - Neuf cents. >

Pour refaire son armée, terriblement éprouvée, Napoléon décide, après un simulacre de poursuite, pour bien montrer de quel coté est la victoire, de prendre, de nouveau, ses quartiers d'hiver. 

Mais il va rester à Eylau jusqu'au 17 février, près de son armée, dont il sent la détresse. Dès le 9, il écrit à Joséphine :

"3 heures du matin

Mon amie, il y a eu hier une grande bataille. La victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde. La perte de l'ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin, je t'écris ces deux lettres moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime.

Tout à toi."

"6 heures du soir

Je t'écris un mot, mon amie, afin que tu ne sois pas inquiète. L'ennemi a perdu à la bataille d'Eylau, quarante pièces de canons, dix drapeaux et douze mille prisonniers. Il a horriblement souffert. J'ai perdu du monde : seize cents tués et trois à quatre mille blessés.

Ton cousin Tascher se porte bien, il a été bien ; je l'ai appelé près de moi avec le titre d'officier d'ordonnance. Corbineau a été tué d'un obus ; je m'étais singulièrement affectionné à cet officier, qui avait beaucoup de mérite ; cela m'a fait de la peine. Ma garde à cheval s'est couverte de gloire. D'Allemagne est blessé dangereusement (Napoléon fait ici une erreur : il s'agit du général Dahlmann, qui ne survivra pas à ses blessures) ".

Adieu mon amie, soit contente et gaie."

Quatre autres lettres suivront.

Entre temps, il aura dicté à Bertrand "sa" relation de la bataille, qu'il donne l'ordre de publier à Berlin et à Paris, sous le titre "Relation de la bataille d'Eylau, par un témoin oculaire, traduite de l'allemand".

Le 17, Napoléon quitte Eylau. Au moment de partir, pour rejoindre la Garde qui est déjà à Osterode, il remarque que Larrey n'a plus d'épée. à la question de l'empereur, Larrey répond "Sire, elle m'a été dérobée à l'ambulance". Prenant la sienne, Napoléon la lui tend :"Gardez celle-ci en souvenir des souvenirs des services que vous m'avez rendus à la bataille d'Eylau "

Abandonnant la frivole Varsovie, Napoléon fixe son quartier général à Osterode, s'installant lui-même dans le château d'Ordenschloss.

Dans quatre mois, il retrouvera les russes, à Friedland.